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Dossier Lumen n° 19

Posté le 19 Juin 2020

Confinement et déficience visuelle, un double mur à franchir ? Partie 1

Tel un roman de science-fiction, les rues se sont vidées, les commerces ont baissé le rideau et l’angoisse s’est installée. Impossible de sortir sans dérogation, de se réunir entre amis ou en famille. Se déplacer, se promener, profiter d’une terrasse de café vont rester des souvenirs lointains pendant au moins deux mois, tandis que la météo incite chaque jour davantage à profiter de l’extérieur.

Un seul lieu concentre désormais toutes les activités quotidiennes ; la maison devient école, travail, salle de sport… La « maison » qui n’est souvent qu’un petit appartement sans jardin, sans balcon. Ce lieu familier va parfois prendre des allures de prison. Sans parler des violences conjugales qui ont fait la Une des journaux (cf. article sur les femmes battues).

Certaines personnes particulièrement isolées ont énormément souffert de cette coupure brutale avec le monde extérieur.Les inégalités se sont accentuées, que ce soit pour suivre les devoirs, continuer à travailler, faire ses courses, échanger avec ses proches ou même pratiquer son sport. Les personnes en situation de handicap ont ainsi payé un lourd tribut en début de confinement avant que les règles ne soient quelque peu adaptées. Lorsque le président de la République exhortait le 16 mars à « revenir à l’essentiel » que sont la lecture et la culture, pense-t-il aux personnes âgées et handicapées qui font face à une inégalité d’accès à ces loisirs ? Les services en ligne se sont certes multipliés, offrant une évasion depuis son canapé ou la possibilité de maintenir le lien avec sa famille malgré l’éloignement physique ou géographique. Mais que dire des personnes ne sachant ou ne pouvant utiliser les nouvelles technologies ?

Les mesures de distanciation sociale ont eu d’importantes répercussions sur leur quotidien. Comment les sportifs handicapés, qui vivent aussi le sport comme un dépassement de soi, ont-ils continué à s’entraîner lorsque l’on ne peut être accompagné ? Pire, les experts ont noté une grande anxiété et une détresse psychologique chez les personnes les plus fragiles, sentiment accentué par les discours anxiogènes et le martèlement du « nous sommes en guerre ».

Jacques Semelin, politologue français et aveugle, a comparé son confinement à « un deuxième mur » qui allait réduire son espace d’autonomie. Ce deuxième mur, il a fallu le franchir pour toutes les personnes déficientes visuelles. Certaines, bien entourées, ont pu profiter du confinement certes forcé, tandis que d’autres ont vu d’abord leur monde s’écrouler. Dans ce dossier, plusieurs personnes ont accepté de livrer leur témoignage. Toutes saluent le soutien indéfectible des associations qui ont su dans cette période extra-ordinaire apporter des réponses extra-ordinaires pour continuer leur activité auprès de leur public et maintenir le lien social. Retour sur cette période sans précédent.

Séverine, malvoyante, employée de bibliothèque municipale et confinée chez ses parents

Je suis malvoyante et vis et travaille à Bordeaux mais, dès l’annonce du confinement, j’ai filé dans ma famille en Dordogne. Aucune idée de comment la situation allait évoluer, alors j’ai pris mon ordinateur et mon téléphone portable. Je travaille en bibliothèque municipale. Mon job, c’est de renseigner les usagers, je suis notamment référente pour les personnes déficientes visuelles. Difficile d’imaginer comment travailler à distance !J’ai eu pas mal d’activité finalement, il a fallu annuler les événements qui étaient programmés, communiquer auprès des personnes ayant emprunté des ouvrages. J’ai dû animer les réseaux sociaux pour garder le lien avec nos publics ; les livres à lire, les films à voir ou les initiatives culturelles à suivre depuis chez soi. Télétravailler à la campagne c’était idéal, je pouvais facilement m’aérer – à l’heure où je vous parle je suis en forêt, et le soir je n’avais plus qu’à mettre les pieds sous la table. Mais pas toujours facile de se concentrer, il y a beaucoup de monde à la maison, ma petite nièce de 5 ans a très envie de jouer avec moi. La fin du confinement je ne sais pas quand ce sera pour moi. J’ai maintenant hâte de rentrer et retrouver mon indépendance mais pour la reprise du boulot c’est pas pour tout de suite. Les bibliothèques vont-elles rouvrir ? Avec tout le personnel ? Pas facile de se projeter…

Depuis le 16 mars, le confinement s’est généralisé pour l’ensemble de la population française afin de limiter la propagation du coronavirus, ce virus qui a causé une pandémie mondiale en cette année 2020.

Valérie*, aveugle et confinée en famille avec ses 4 enfants

Devenue aveugle à l’adolescence suite à une dégénérescence du nerf optique, je vis avec mon mari lui aussi non voyant, nos 4 enfants et nos deux chiens guides. À l’annonce de la décision du gouvernement de fermer écoles et lycées, on est resté bouche bée. Les enfants étaient évidemment ravis, ils sortaient tout juste de vacances, mais pour nous c’était tout le quotidien à réinventer. Les premiers jours, cela a été très difficile de trouver notre rythme, gérer les disputes, les devoirs, mon conjoint en télétravail… un seul ordinateur pour toute la famille, chacun voulant l’utiliser. Il y avait beaucoup de bruit et pas la possibilité de s’aérer. Petit à petit, la famille a trouvé ses marques ; nous sortons par deux, jamais au complet, comme ça ceux à la maison peuvent étudier et travailler plus calmement. Pour les repas, nous avons organisé des roulements, les plus grands nous aident. Ils ont même organisé un concours de cuisine ! Avec leur papa, nous avons toujours tenu à suivre les devoirs là où nous pouvions aider. C’est sûr que l’apprentissage de la lecture ce n’est pas notre fort, mais côté histoire mon conjoint est incollable ! Nous avons aussi apprécié l’aide de leurs camarades, car les documents de l’école n’étaient pas « accessibles » pour nous. Beaucoup de solidarité est née de ce confinement… Espérons que cela perdure après !

Christophe, 43 ans malvoyant et paratriathlète

Malvoyant de naissance, je pratique la course à pied, le cyclisme, la natation. Ces trois disciplines combinées forment le triathlon. Adolescent j’aimais déjà le sport, et puis cela est revenu comme une évidence à l’âge adulte et j’ai commencé la compétition. Pour moi, le sport fait partie de mon quotidien et m’aide à avancer, avoir confiance en moi et affirmer une détermination. Mais c’est aussi un moment de partage avec d’autres sportifs. Le paratriathlon est un sport d’équipe, j’ai un guide pour la natation, un pour la course à pied, quant au vélo, nous sommes en tandem. D’ailleurs, je profite de cette tribune pour remercier les guides, c’est formidable ce qu’ils font pour que nous puissions pratiquer notre passion. Lors de l’Iron Man d’Hourtin en 2019 (un triathlon longue distance), j’avais une guide pour la natation que je ne connaissais pas. Nous avons nagé 30 minutes ensemble la veille pour nous préparer. C’était une très belle rencontre. Il y a un vrai travail de synchronisation avec le guide. Avec le confinement, plus possible de courir, pédaler ou nager en binôme, plus possible de sortir de chez moi… il y a une injustice liée au handicap.Mon prochain défi devait être les 24 h de L’INSA Lyon, une course en équipe (4 h de natation, 14 h de vélo et 6 h de course à pied). Mon équipe était constituée de deux malvoyants et deux handibikers. La course initialement prévue le 17 mai sera reportée, affaire à suivre…

Monique*, retraitée, malvoyante et récemment séparée de son mari pour violences conjugales

Je suis malvoyante depuis toute petite suite à une myopie dégénérative. Juste avant le confinement, je me suis séparée de mon mari après 37 ans de mariage… c’est mieux ainsi, mais cela est très dur, c’est lui qui s’occupait de tout. Les papiers, l’administratif, les courses, c’était lui…Je commençais à peine à prendre mes marques, gagner en autonomie quand le confinement a été annoncé. Le handicap visuel nous isole d’office. D’un coup, ma nouvelle vie s’est écroulée. Non seulement je devais rester seule, mais je ne pouvais plus faire les activités qui redonnaient goût à mon quotidien. Plus d’activités sportives, de balade en bord de mer et plus aucun contact avec les associations que je fréquente assidûment… J’avais en outre très peur, peur de ne pas remplir correctement l’attestation, peur d’être arrêtée par la police, fallait-il une attestation pour descendre les poubelles ? Et puis vint la question des courses. Ma première sortie au supermarché après le 16 mars, je suis arrivée à 11 h pour n’en repartir qu’à 15 h… plus personne ne pouvait m’aider « c’est la loi » me dit la direction, et pour la livraison à domicile, il fallait désormais passer commande en ligne. Mais comment faire cette démarche toute seule ?Alors j’ai arpenté les rayons, seule, je distingue encore les couleurs, mais je ne lis pas les dates de péremption. Deux heures plus tard, mon caddy était toujours vide…Je suis orpheline de naissance, mes enfants sont à Paris, je suis séparée de mon mari. Je dis toujours ma deuxième famille ce sont les bénévoles des associations. Ils ont pris le temps de m’appeler tous les jours… Encore une fois, grâce à eux je me suis sentie un peu moins seule…

Mireille, aveugle et confinée avec ses deux petits-enfants

Non-voyante depuis trois ans suite à une dégénérescence de la myopie apparue autour de mes 40 ans, j’ai dû apprendre à vivre avec. Mon maître mot est l’organisation. Pendant le confinement, je me suis occupée de mes petits-enfants, car ma fille est soignante. Je me lève très tôt et prépare absolument tout, les habits pour la journée, les repas que je n’aurais qu’à réchauffer, je précoupe même la viande ! Hors de question de leur faire courir un quelconque risque. Avec Clément 6 ans, c’est fusionnel. Il est né prématuré à 5 mois et demi, et depuis je le garde. Aujourd’hui, il m’aide beaucoup avec sa petite sœur Estelle, 20 mois. La journée, nous jouons avec des jeux en bois, des ballons sonores et puis j’habite à la campagne, j’ai un jardin pour se dégourdir. Le soir, on lit des histoires. Bien sûr, j’invente. Un jour, Clément m’a dit « Maminou tu racontes n’importe quoi, c’est le livre de Mickey et tu n’en parles même pas ? ». Il ne savait pas lire, mais s’était aperçu de la supercherie. Depuis, on en rit et c’est lui qui me raconte des histoires. Je suis loin de me plaindre. Mon mari est voyant. Il fait les courses et même le ménage ! Ce qui me manque, c’est le lien social, alors je passe beaucoup de temps au téléphone. Je fais partie d’une association de déficients visuels qui organise des rendez-vous téléphoniques deux fois par semaine, c’est très précieux ! Souvent, c’est moi qui aide les autres, j’ai beaucoup œuvré dans l’associatif, mon mari aussi. Quand je vois la chance que j’ai, c’est normal d’accorder un peu de mon temps. Nous avons quand même organisé un apéritif entre voisins, chacun avec ses verres et ses assiettes. Un peu de convivialité, cela fait du bien. J’ai eu un cancer qui a 80 % de chance de récidiver alors je prends tout ce qu’il y a à prendre.

Retrouvez ici la 2ème partie et suite du Dossier “Confinement et déficience visuelle”

* Le prénom a été modifié

Par Sophie Dory Lautrec