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Dossier Lumen n° 23

Posté le 8 Septembre 2021

En 2005, la loi sur "l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées" stipulait, en matière de signalétique, que les établissements recevant du public devaient "être tels que toute personne handicapée puisse y accéder, y circuler et y recevoir les informations qui y sont diffusées, dans les parties ouvertes au public". Mais qu’en est-il aujourd’hui ?

“C’est magique !” Mamadou Ibrahima Diallo rit. Mais qu’est-ce qui est magique ? « Pouvoir aller dans des cours de TP situés dans un autre bâtiment, au resto U, à la BU… sans avoir à être accompagné ! »

Cet étudiant de l’Institut de formation en massokinésithérapie pour aveugles et malvoyants (IFMK DV) teste, avec d’autres étudiants, la solution digitale de guidage sonore Evelity depuis la rentrée 2020 sur le site de Rockefeller de l’université de Lyon 1. Aveugle depuis 3 ans, il n’y voit rien et force est de constater qu’il n’y a pas des bandes de guidage partout ou autres repères signalétiques dédiés aux personnes non et malvoyantes.
“Quand j’ai vu qu’ils mettaient en place cette application, j’ai compris que ça pouvait grave m’aider ! Cela permet de se
repérer, de ne pas se perdre et surtout d’acquérir une autonomie ! Si je suis dans un espace de la BU où je n’ai jamais été et qu’il n’y a personne pour m’aider, au lieu d’attendre 10 minutes, je n’ai qu’à lancer l’application, rentrer ma destination et reprendre mon chemin. » Plus besoin bientôt, espère-t-il, de « toujours être guidé par [s]es amis avant de prendre [s]es marques », donc apprendre par cœur ses itinéraires.

La signalétique est l’un des aménagements prévus par la loi de 2005 pour garantir l’accessibilité des personnes handicapées sur la voirie, dans les transports et les bâtiments, qu’ils soient publics ou privés, dès lors qu’ils reçoivent du public (dits établissements recevant du public, ERP). Commerces, cabinets médicaux et paramédicaux, restaurants, bars, hôtels, supermarchés… sont donc tout autant concernés que les écoles, les mairies, les préfectures, les universités…

Pour s’orienter, se repérer, s’informer, des dispositifs différents pour les personnes aveugles et malvoyantes

On peut aussi faire plus, comme équiper les points stratégiques d’un bâtiment de plans d’orientation multisensoriels (gros caractères, couleurs, relief, braille) qui permettent de représenter l’organisation spatiale d’un lieu de façon simple et schématique pour simplifier au maximum la préparation d’un déplacement. Des musées comme le MUCEM le font déjà, mais le dispositif aurait son utilité dans d’autres gros ERP, comme les hôpitaux, dont les anciens bâtiments ressemblent souvent à des dédales, ou dans les universités. À Toulouse, démarre par exemple un projet à
l’initiative de Christophe Jouffrais, chercheur à l’IRIT (Institut de recherche en informatique de Toulouse), de mise
en place de deux tables d’orientation à l’université Jean Jaurès et de mise à disposition de tablettes tactiles pour faciliter le déplacement sur le campus.

Objectif 2024 : on n’y sera pas !

Alors qu’entre 2005 et 2015, seuls 350 000 ERP avaient été rendus accessibles, en mars 2019, à la fin du dépôt des Ad’AP, plus de 700 000 ERP étaient engagés dans le dispositif, les 2/3 pour une durée d’exécution des travaux entre 6 ans et 9 ans. L’accessibilité ne sera pas effective pour tous en 2024, mais “le dispositif des Ad’AP a incontestablement eu un effet boost”, constate la DMA, puisque l’engagement entre 2015 et 2019 concerne 14 fois plus d’ERP qu’entre 2005 et 2015, en 2 fois moins de temps.

L’innovation technologique, oui…

Des start-up innovent aussi dans des solutions digitales. Via par exemple des systèmes d’intelligence artificielle qui permettraient de résoudre l’une des principales problématiques de ce public, pouvoir détecter un obstacle en temps réel. Mais tout n’est peut-être pas une bonne idée. “Avec les nouvelles technologies, c’est bien, on peut aller plus loin. Mais il ne faut pas pour autant négliger les bandes, le tactile, etc., parce que tout le monde n’a pas de smartphone”, tempère Marie Furic, responsable service accessibilité physique à l’AVH (1). « Tout le monde veut transformer l’aveugle en super Robocop, mais on n’est pas plus numérique que les autres ! », s’agace un peu de son côté Thierry Jammes, responsable du pôle accessibilité de la Fédération des Aveugles de France (FAF), même si celui-ci dit porter un intérêt aux innovations. Car, pas facile, remarque-t-il, “d’être concentré quand on a la main sur le téléphone et quand l’autre est sur une canne, il en manque une troisième pour la gestuelle nécessaire au fonctionnement adapté du smartphone ! “. S’appuyer sur le sonore (commande et assistance vocales) et, pour la conception, sur une démarche centrée utilisateur, peut néanmoins s’avérer prometteur.

Application mobile Okeenea
Okeenea

Okeenea Digital, filiale du groupe Okeenea, spécialisée dans le développement de solutions numériques, s’inscrit dans
cette mouvance. Constatant un taux d’adoption important du smartphone (2) et en même temps une tendance très marquée à l’utilisation du GPS, la filiale a lancé un guidage sur smartphone, Evelity. Le principe de l’appli, « proposer une accessibilité augmentée en fournissant des niveaux de description appropriés à leur handicap, pas de informations vagues », explique Damien Brosseau, le directeur général adjoint de la filiale. Ce qui peut être prometteur aussi pour les voyants. Car, comme il le remarque justement, « c’est bien Google Maps, mais on ne sait pas de quel côté on doit partir ou pas, ce qui concerne aussi les voyants, et ça ne signale pas une barrière, un trottoir… »

… mais pas sans les usagers

Comment ? En travaillant d’abord avec des chercheurs, notamment l’équipe du laboratoire Géoloc de l’université Gustave Eiffel pour améliorer le dispositif de géolocalisation sans « se contenter du moyen », par exemple en tenant compte de la vitesse de marche de l’utilisateur pour le calcul prédictif moyen de durée d’itinéraire. Et un autre laboratoire de Lyon dédié aux sciences humaines et sociales, avec qui les aspects cognitifs sont passés en revue. Car, « quand on est aveugle, on découvre le monde de proche en proche alors que les autres ont une vue large. Pour définir un chemin accessible, il faut pouvoir donner les informations suffisamment en avance pour faciliter une navigation
sereine.»

Deuxième atout, avoir adopté une démarche centrée utilisateur. « Le retour des usagers, c’est la base ! », estime Damien Brosseau. « On est en méthode dite agile : au départ, le produit est le même pour tous, mais on améliore le spectre fonctionnel grâce aux tests. » Démarche qui a permis ainsi d’intégrer à Lyon 1, une fonctionnalité, la confirmation d’itinéraire, permettant de « rassurer » vocalement l’utilisateur qu’il est bien sur le bon chemin au bout d’un certain nombre de mètres parcourus. Après notamment un développement et des tests pour le métro de Marseille et pour le site de Rockefeller à Lyon, la société réalise aujourd’hui des tests en partenariat avec l’UNADEV pour analyser les styles de marches afin que l’appli puisse s’adapter à chaque utilisateur.

Objectif 2024

Mais au-delà de ce qui doit ou peut se faire, où en est-on aujourd’hui ? Alors qu’initialement la loi de 2005 prévoyait une mise en accessibilité 10 ans plus tard, les ERP existants qui n’étaient pas en conformité au 1er janvier 2015, et il y en avait beaucoup, ont bénéficié d’un nouvel échéancier, dans le cadre des agendas d’accessibilité programmée (Ad’AP). Selon leur taille, les établissements pouvaient postuler sur l’un des trois agendas suivants : soit avoir fini les travaux en 3 ans, soit dans les 6 ans — cette année —, soit 9 ans plus tard.

Mais y serons-nous vraiment en 2024 ? « Comptez autour de vous les éléments de guidage que vous trouverez dans les petits ERP pour accéder à l’accueil, au comptoir ! », lance Thierry Jammes, non convaincu qu’on y parvienne. « L’objectif ne sera pas atteint, même si l’échéance 2024 va donner un coup de boost », confirme Marie Furic. La délégation ministérielle à l’accessibilité ne cachait d’ailleurs pas ce constat à l’aune d’un bilan réalisé en janvier 2020 (lire l’encadré plus bas).

Si les petits ERP sont les plus en retard, difficile de faire un état des lieux précis pour les ERP les plus petits reposent sur le déclaratif. « Le boulanger peut faire une attestation comme quoi il est conforme à la réglementation », regrette Thierry Jammes. « Résultat, quasiment aucun n’est en conformité ! » Quant aux autres, jusqu’aux plus « gros », hôpitaux, établissements d’enseignement, etc., Thierry Jammes observe que c’est « très très aléatoire ».

Qu’il faille le faire, tout le monde en a conscience, mais comment ?

Comme le soulève Marie Furic, l’incompréhension de la réglementation constitue le principal frein rencontré aujourd’hui. Ce qui peut donner lieu à des aberrations. Au musée Narbo Via de Narbonne, une bande de guidage à l’extérieur a été intégrée dans le sol, mais ne dépasse pas ! Les journées territoriales de l’accessibilité font pourtant le bilan depuis longtemps d’une méconnaissance de la loi de 2005 et d’une demande forte des petites collectivités territoriales en termes d’information, de formation et de soutien. Et ce, malgré l’édition de guides par divers
ministères successifs. Principal écueil pour Thierry Jammes, « beaucoup d’écrits ne rentrent pas dans le détail ».

Les associations œuvrent d’ailleurs beaucoup autour de la sensibilisation et de l’information. Aux appels, courriers,
photographies, reportages pour rappeler la réglementation, s’ajoutent de l’aide, de l’accompagnement et de la
sensibilisation. Et cela peut être parfois très simple comme, par exemple, « sensibiliser un restaurant à mettre en place
de l’aide humaine s’il n’y a pas de carte en braille, un serveur qui va expliquer de manière pédagogique et sans avoir peur du handicap, c’est-à-dire pas de manière enfantine », détaille Marie Furic.

Les associations sont même à l’initiative d’opérations originales. La Fédération des Aveugles de France, qui met à disposition des fiches pratiques sur l’accessibilité sur son site web, vient de réaliser une BD que l’on peut télécharger sur son site, « L’accessibilité, ça nous regarde aussi ! ».

Professionnaliser les associations sur la question de l’accessibilité

Aujourd’hui, même s’il souligne qu’il y a « beaucoup d’énergie dépensée souvent pour pas grand-chose », Thierry Jammes se dit pourtant « optimiste ». Car « à force de pousser ça finit par bouger ! ». Celui-ci verrait aussi d’un bon oeil que le monde associatif soit davantage capable de faire réseau pour « avancer plus vite ». Il estime également indispensable de professionnaliser les associations pour défendre l’accessibilité, car « aujourd’hui, c’est l’affaire d’un spécialiste et non de bénévoles qui ne peuvent pas connaître toute la réglementation ». Il est ainsi l’un des rares, depuis déjà 15 ans, comme Marie Furic et Manuel Pereira au pôle accessibilité de l’AVH, à être un professionnel salarié pour faire avancer cette question.

Que peut-on dire alors pour que ça avance plus vite partout ? Comme la Fédération des Aveugles de France, que « sans accessibilité au cadre bâti, à la voirie et aux transports, il n’est nulle citoyenneté ? » Ou reprendre tout simplement les mots de Mamadou Ibrahima Diallo ? « On veut juste être plus “normal”, vivre comme toutes les autres personnes, être indépendant. On voit des personnes utiliser Google Maps sans avoir à demander “excusez-moi c’est par où la
pharmacie ?” Pourquoi pas nous ? »

Accessibilité et mobilité

Ce sont des enjeux majeurs que l’UNADEV a souhaité favoriser en lançant son appel à projet 2019

“ Parce que les nouvelles technologies permettent aux personnes aveugles et mal voyantes de gagner constamment en autonomie dans leur vie quotidienne, parce que le handicap est souvent porteur d’innovations au service de tous, l’UNADEV poursuit et renforcera son engagement dans le cadre de son projet associatif en soutenant et en créant un véritable écosystème autour des projets innovants qu’elle accompagne. ”

Christophe Guérin, Directeur des Missions Sociales de l’UNADEV
tableau portrait Van Gogh

Des pratiques inspirantes ?

Comme le souligne Sophie Cluzel, la secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, dans Le Journal des Arts n° 561 du 19 février 2021, les musées peuvent constituer des modèles en la matière, constat étant qu’ils « se sont vraiment emparés de l’accessibilité des personnes handicapées ».

Le MUCEM à Marseille a ainsi été conçu dans cette optique (lire Lumen n°15 de mai 2019). Il y a aussi l’exemple du Louvre qui fait avec l’AVH un vrai travail de fond. « Quand on leur a dit que les bandes d’éveil de vigilance, c’était du plastique avec des petits ronds, ils ont répondu “ce n’est pas possible” », raconte Marie Furic. Le musée est en effet contraint par une obligation de conservation du patrimoine bâti. Pour autant, les responsables ne se sont pas laissés aller à la facilité de la dérogation. Qu’ont-ils fait ? « Ils ont creusé le marbre et y ont introduit des barrettes. Certes ce n’est pas optimum, mais ça remplit sa tâche, ça éveille au danger ! »

De même, le musée de la Monnaie propose des cartels avec du tactile, du relief, du contraste et du braille, placés à bonne hauteur et avec des éclairages, ainsi que des mains courantes.

Enfin, même si c’est un établissement dédié à la formation d’ouvriers principalement déficients visuels, l’ESAT des Eyquems (Établissement et service d’aide par le travail) peut aussi être « inspirant ». Ici, dès le portail d’entrée, est proposé un cheminement avec des bordures de guidage, des contrastes et des couleurs, des plaques podotactiles pour se repérer, des éclairages particuliers. À l’intérieur, on trouve
des plaques podotactiles au sol, du jaune, l’une des couleurs les plus visibles, sur les portes, sur des bandes au niveau des surfaces vitrées, ou au sol, avec également des bandes rouges, pour signaler les sens de cheminement. Pas de virages, des textures de sol différentes pour signaler des espaces différents, des lumières qui s’allument automatiquement et des repères sonores et visuels pour indiquer le début et la fin de chaque atelier complètent cette signalétique.

Par Camille Pons
(1) – Association Valentin Haüy
(2) – 89 % des personnes ayant un handicap visuel déclarent en faire usage au quotidien