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Dossier Lumen n° 30

Posté le 11 Juillet 2023

La place du jeu dans l’apprentissage de l’enfant aveugle

Adapter des jeux c’est rendre accessible une culture, donner à la personne des codes pour comprendre son pays et son époque. La recherche sur l’autonomie est souvent orientée vers l’alimentation, les déplacements, l’habillage, mais peu sur le jeu. Le jeu est pourtant essentiel pour apprendre, s’épanouir et se ressourcer. Parole donnée à Jonathan Fabreguettes, auteur de la recherche : Le jeu dans l’apprentissage de l’enfant aveugle.

LE JEU C’EST LA CULTURE DE L’ENFANT

Une pièce au fond de notre poche suffit pour commencer à jouer. Pile ou face ? L’expression est intéressante, car elle est typiquement française et contemporaine : il y a quelques siècles, on disait « à croix ou à pile » puisque c’était la croix de la chrétienté qui ornait alors un coté de la pièce, à la place du visage. Il y a plus longtemps encore, en Grèce, pour initier un jeu complexe, on utilisait un coquillage avec un coté noir et un coté blanc : on le lançait en l’air en criant « nuit ou jour ».

Une pièce au fond de notre poche suffit pour commencer à jouer — et pour commencer à se poser des questions. On se rend vite compte que chaque époque, chaque culture décline le jeu à sa façon. La question de l’accès à la culture pour les personnes aveugles est généralement traitée par le biais de la culture littéraire, ou par celui de la culture artistique des musées. Et les enfants dans tout ça ? Le jeu, c’est la culture de l’enfant. Et elle n’est pas si accessible. Comment jouer à pile ou face s’il n’est pas possible de suivre la pièce des yeux?

VERS UN ACCÈS INCLUSIF AU JEU ?

Les jeux de règles concernent plus particulièrement les enfants à partir de l’école élémentaire : billes, marelles, chat, jeux de cartes à échanger, football, élastique… Ces jeux semblent très compliqués, voire impossibles d’accès pour un enfant aveugle. Même pour un enfant malvoyant, leur approche est complexe, car ils mettent souvent en œuvre une vision fine et un espace de jeu étendu.

Les jeux vidéo (ou jeux numériques) sont eux aussi très peu adaptés aux enfants aveugles. Plusieurs possibilités existent aujourd’hui : jeux audio, jeux de narration textuelle, beaucoup plus rarement jeu numérique conçu spécifiquement pour les personnes aveugles. Les exemples sont peu nombreux et la qualité globale souvent éloignée de ce qui existe pour un enfant clairvoyant. Les jeux sportifs de type football, basket ou tennis sont parfois adaptés : on trouve la pratique d’un certain nombre de sports avec des ballons sonores, torball ou cécifoot par exemple.

Les livres adaptés de jeux avec labyrinthes, devinettes, jeux des 7 erreurs, lignes mêlées (ou leur équivalent scolaire qui est le cahier d’autonomie), étaient, encore récemment, presque inexistants en dehors d’exemples isolés.

Cette catégorie semble particulièrement intéressante, par la possibilité qu’elle offre de travailler dans un espace circonscrit clair (celui de la page) et de mettre facilement en œuvre une gradation des niveaux de difficulté.

Les jeux de société enfin : la grande majorité des jeux classiques ont été adaptés et sont disponible, au prêt ou à l’achat, auprès d’associations spécialisées. Mais là aussi on ne parle que d’une fraction des milliers de jeux de société existants, rien qu’en France, pour les enfants voyants.

UN RAPPORT AU TEMPS DIFFÉRENT

À la question de savoir quels jeux sont disponibles pour les enfants aveugles, s’ajoute celle de savoir de quel temps effectif les enfants disposent pour jouer.

Le suivi par des professionnels médico­sociaux empiète sur le temps libre de l’enfant, la cécité induit parfois plus de lenteur dans la réalisation de tâches, qui prennent à leur tour sur les temps de loisirs. Il y a là un déséquilibre supplémentaire avec les enfants voyants, encore accentué par la priorité que l’on donne aux enjeux scolaires (apprentissage du braille, des outils informatiques, des codes mathématiques) à l’école ou au domicile.

Pourtant, le temps dévolu au jeu semble d’autant plus indispensable qu’il s’agit bien, comme le décrit Huizinga, d’une sorte de bulle, d’intermède dans la vie quotidienne qui permet à l’enfant de se détendre, de se ressourcer. Ceci est particulièrement précieux pour les enfants déficients visuels dont on souligne souvent la grande fatigabilité.

UN OUTIL PÉDAGOGIQUE UTILISÉ DANS LE CADRE SCOLAIRE

Jeux libres et jeux pédagogiques ont déjà leur place à l’école. En simplifiant, le jeu libre se déroule dans la cour d’école et le jeu pédagogique se déroule dans la salle de classe. La distinction n’est en fait pas si évidente, car le jeu libre peut parfois trouver sa place en classe (comme temps de repos, de récupération, de transition, de récompense) et le jeu pédagogique peut trouver sa place en dehors de la salle de classe (activité extérieure, sortie scolaire, activités périscolaires).

Dans le cadre du jeu pédagogique, l’enseignant, le transcripteur ou l’AESH sont régulièrement sollicités : les manuels scolaires donnent aujourd’hui une place importante à une approche pédagogique ludique. Le problème est le passage du noir (l’imprimé) au braille (le relief) qui a tendance à supprimer beaucoup d’éléments définissant l’aspect ludique de l’activité.

Prenons comme exemple un exercice de mathématiques où un groupe d’enfants, représentés sous forme de dessins, s’échangent des jouets en plaisantant. Il est très probable que l’adaptation braille, en enlevant la représentation des personnages, les dialogues facultatifs, les représentations des jouets et les couleurs, aboutisse à un exercice de mathématiques qui va être beaucoup plus abstrait et moins attractif. Ceci pour une raison simple : repenser une activité ludique basée sur des éléments visuels demande un temps considérable, dont les professionnels disposent très rarement. On voit bien que ceci accentue encore le déséquilibre avec les enfants voyants qui, en plus d’avoir accès à un grand nombre de jeux libres, ont en permanence des sollicitations scolaires qui reprennent les mécanismes du jeu pour les motiver, relancer leur intérêt ou capter leur attention.

L’adaptation des éléments visuels ou des jeux au détriment de l’efficacité et de la compréhension de la séquence pédagogique peut être quelque fois contre-productif. Il semble par contre important d’essayer de conserver une place pour l’attractivité des supports que l’on produit : qu’il s’agisse d’une attractivité liée à la dimension ludique, ou liée à l’esthétique dans le cas d’un enfant qui a un potentiel visuel. Faire quelque chose de joli ou d’amusant, ce n’est pas faire quelque chose d’inutile.

PASSERELLE VERS D’AUTRES PAYS, D’AUTRES ÉPOQUES

La dimension culturelle n’est pas la plus évidente lorsqu’on parle du jeu et on peut facilement passer à côté, au profit d’autres notions plus immédiatement perceptibles : le plaisir, l’amusement, l’apprentissage, la motivation, etc. La dimension culturelle du jeu est pourtant très présente : on ne joue pas aux mêmes jeux selon les pays, les époques ou les cultures. Un enfant passe entre 3 et 20 % de son temps à jouer : on mesure l’impact culturel du jeu sur l’enfant puis sur l’adolescent et l’adulte. Il y a, au cours des années d’enfance, la constitution d’une culture propre au jeu et donc à travers elle de tout ce qui « fait référence ».

Le jeu du Monopoly en est un bon exemple, devenu un ensemble de symboles dans la communication (média, publicité, art) de multiples façons. Ce qui signifie aussi, en écho, qu’une personne privée de cette culture du jeu passera à coté de toutes ces références. Adapter des jeux c’est rendre accessible une culture, donner à la personne des codes pour comprendre son pays et son époque.

Certains jeux, comme celui du labyrinthe, font également écho à une autre culture : le labyrinthe c’est la Grèce, Thésée, le Minotaure, le fil rouge. C’est un jeu qui est lui-même une passerelle vers un autre espace géographique et une autre époque.

Il a souvent été question, ces dernières années, de rendre mieux accessible notre patrimoine culturel aux personnes aveugles : on réfléchit par exemple de plus en plus à l’adaptation de tableaux. Pour moi qui ai suivi des études artistiques, cela semble peu compréhensible : pourquoi chercher à adapter un clair-obscur de Georges de La Tour, puisque l’intérêt de l’œuvre réside dans la perception de la lumière ? C’est une entreprise surprenante, alors qu’il y a tant de situations dans lesquelles les adaptations ont vraiment la possibilité de rendre accessible un contenu : le jeu fait souvent partie de celles-ci.

Bien entendu, l’adaptation d’une œuvre d’art peut permettre de mieux comprendre l’œuvre et cela présente aussi un intérêt. Mais il faut rester réaliste sur les limites de tels projets et accepter l’idée que, si l’on peut adapter un livre ou un jeu, on ne pourra qu’approcher une œuvre d’art visuelle. Accepter également que l’adaptation ainsi réalisée du tableau sera le reflet de son auteur, presque autant que celui de l’auteur du tableau original. En art, on ne peut pas séparer le fond et la forme : le fond c’est aussi la forme.

JEU EN SOLITAIRE OU JEU DE SOCIÉTÉ ? UN OUTIL AU SERVICE DE L’ÉPANOUISSEMENT

La question du jeu et des interactions sociales est souvent abordée par le même biais : le jeu faciliterait les activités de groupe et les interactions sociales. Commençons par prendre le contre-pied de ceci et par considérer que le jeu a peut-être autant de valeur, si ce n’est plus, en tant que jeu solitaire. Pourquoi ? Parce que le jeu solitaire offre un espace privilégié pour mettre en œuvre tout ce que nous avons déjà évoqué sur le versant « ressource » du jeu pour l’enfant.

Cette dimension solitaire prend une importance particulière dans le cas des enfants aveugles. Ces derniers sont, plus que d’autres, entourés en permanence par des adultes : qu’il s’agisse du cadre familial (pour des raisons liées à la sécurité) ou du cadre scolaire (pour des raisons liées à la manipulation par exemple).

On insiste beaucoup sur la recherche de l’autonomie en termes d’alimentation, de déplacement, d’habillage : il est aussi important de considérer la question de l’autonomie en termes de jeu.

Si l’enfant aveugle ou malvoyant est absolument dépendant d’adultes (ou même d’autres enfants) pour la pratique des jeux de règles par exemple, il s’agit clairement d’un élément dissuasif et limitant à la pratique du jeu.

Cette question du jeu solitaire a été laissée de côté jusqu’à présent. Quelles activités solitaires sont aujourd’hui proposées à l’enfant aveugle en dehors de la lecture ?

Peut-être que le jeu a trop été perçu comme un outil qui permette de faire le lien entre les enfants aveugles et voyants au travers du jeu de société, avant d’être perçu comme un outil au service de l’épanouissement de l’enfant aveugle, dans un contexte où il peut être seul.

FIL D’ARIANE

Une enfant m’a dit un jour à propos d’un labyrinthe tactile : « Quand je suis les murs du labyrinthe avec mon doigt, c’est un peu comme quand je suis les murs de la ville avec ma canne blanche ». J’aime beaucoup cette comparaison, qui formule indirectement le re dévolu au jeu : aider l’enfant à trouver son chemin — non pas son chemin dans la ville, mais son chemin dans la vie, au fil des apprentissages et des découvertes.

Par Jonathan Fabreguettes

BIBLIOGRAPHIE

https://ctrdv.fr/documents/bibliographie_jeu_dans_apprentissage_enfant_aveugle.pdf

À PROPOS

Jonathan Fabreguettes est transcripteur braille au Centre Technique Régional pour la Déficience Visuelle (CTRDV) et spécialiste de la déficience visuelle. Il est l’auteur des deux ouvrages de jeux tactiles en papier « Tacti’Jeux » et travaille sur la question du jeu chez l’enfant aveugle depuis plusieurs années.

Son mémoire à l’Université Paris 13 Sorbonne portait sur le jeu dans l’apprentissage de l’enfant aveugle à l’école élémentaire et les liens entre jeu et culture. Cet article est librement adapté de ce mémoire et d’une conférence donnée à l’INSHEA sur ce même thème.

Contact

j.fabreguettes@lespep69.org