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Dossier Lumen n° 22

Posté le 21 Mai 2021

Ils sont "invisibles". Tel est le constat que font les professionnels qui s’intéressent aux jeunes aidants (JA), ces enfants et adolescents qui s’occupent d’un proche, malade, handicapé ou vulnérable. Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? Comment les accompagner ? Associations et pouvoirs publics ont commencé à s’emparer de la question… Même si la plupart des définitions, sur le plan international, les situent en dessous de l’âge de 18 ans, ce sont plus largement des jeunes âgés de 8 à 25 ans qui apportent des soins, de l’aide et/ou du soutien à un proche vulnérable, malade ou porteur d’un handicap.

Rien de comparable en volume et en nature avec les tâches que l’on demande à d’autres enfants qui sont invités, avec
l’âge, à participer de plus en plus aux tâches quotidiennes de la maison : ces jeunes aidants effectuent régulièrement des tâches significatives de soins et assument un niveau de responsabilité qui est habituellement celui d’un adulte, écrivent ainsi trois chercheuses qui dédient depuis 2017 leurs travaux à cette question, Aurélie Untas, Géraldine Dorard et Éléonore Jarrige, dans un article scientifique publié en juillet 2020, Revue de la littérature sur les jeunes aidants : qui sont-ils et comment les aider ? (publié dans “Pratiques psychologiques” éditions Elsevier). Dès 2005, une étude de Janet Warren avait mis le doigt sur ces différences. Les JA consacreraient en moyenne plus de six heures par semaine aux tâches domestiques (courses, repas, linge…) et de soins tandis que les trois-quarts des autres jeunes y consacreraient moins de deux heures par semaine. Et cette aide pourrait même aller jusqu’à 26h par semaine.

Des répercussions négatives sur la santé physique, mentale, la vie sociale, l’école…

Invisibles et pourtant, ils existent. Mais combien sont-ils? « C’est la question qui nous agite tous », explique Amarantha
Bourgeois, la directrice de projets de l’association nationale française Jeunes AiDants Ensemble, dite JADE. Alors qu’il
y a «pléthore d’études » sur les aidants en général, cette population reste « cachée» et méconnue en France, «alors
qu’en Angleterre la question est posée depuis presque trente ans et que Saul Becker (chercheur britannique considéré comme l’expert international des JA) milite depuis ce temps là pour qu’ils soient reconnus et qu’on puisse les accompagner », regrette-t-elle. *

Selon les estimations de JADE, ils seraient au minimum entre 300000 et 500000. Impossible de quantifier ceux qui aident des personnes déficientes visuelles, mais ils sont exposés aux mêmes difficultés que les autres aidants, comme a pu le constater Fatima Coulibaly, lycéenne de 17 ans qui a eu l’occasion d’échanger avec d’autres jeunes aidants : « On dit tous la même chose, et surtout qu’on est fatigués », avance simplement la jeune fille qui aide au quotidien à se laver, s’habiller, manger…, sa petite sœur de 8 ans, Imane, atteinte du syndrome de Goldenhar (ensemble de malformations touchant essentiellement l’appareil auditif, l’appareil oculaire et le squelette), qui ne voit plus d’un œil, très mal de l’autre et n’entend pas. «Des fois, ça me fatigue, il faut tout le temps l’aider, mais je me dis que si je ne le fais pas, personne ne pourra le faire», lâche la jeune fille. «Parfois, quand je suis en train d’étudier, elle peut venir faire du bruit, c’est plus difficile de me concentrer. Et elle ne va plus à l’école, je n’ai plus de moment pour souffler…». Des moments pour elle? Elle n’en a pas — « je ne peux pas et j’ai appris à faire avec » —, mais elle aimerait…

En effet, si le soin informel apporté par ces JA est fondé sur l’amour, l’attachement, le devoir et la réciprocité, comme le souligne le professeur Saul Becker, il n’est pas sans répercussions négatives : au niveau de la santé physique (problèmes de fatigue, musculaires, de cervicales, blessures en aidant, somatisation se traduisant par des maux de ventre, de tête…), au niveau de la santé mentale (niveaux d’anxiété, de stress, de détresse psychologique plus
importants qui peuvent parfois entraîner davantage de troubles du comportement ou à risque) et au niveau social, car ces jeunes « se soustraient à toute vie sociale pour s’occuper de leur proche», observe Amarantha Bourgeois. Ils ont aussi plus de risques de rencontrer des difficultés à l’école (pour suivre le rythme, se concentrer du fait de la fatigue, faire les devoirs par manque de temps, ils peuvent manquer l’école…), ce qui peut mener à l’échec scolaire, voire au décrochage. Et on sait qu’ils peuvent même subir du harcèlement du fait de leur situation.

Aider l’ensemble de la famille

C’est ce temps passé, la nature des tâches assumées, ces répercussions qui motivent chercheurs et militants associatifs à mieux faire connaître ces jeunes, à promouvoir leur accompagnement et à les soulager notamment sur deux plans :
l’aide personnelle et intime et le soutien émotionnel qu’ils sont susceptibles de procurer contrairement aux autres enfants de leur âge. Cette « charge émotionnelle constitue un poids très lourd que ces enfants n’ont probablement pas à porter », observe Aurélie Untas. «Préparer des médicaments, faire certains soins, aider à s’habiller, faire la toilette… ce n’est pas aux jeunes de rentrer dans ce niveau d’intimité.

 

Même si on peut comprendre que la famille préfère, on sait qu’elles ont un impact en termes délétères sur le jeune. Il faut donc faire en sorte que ces aides soient apportées par l’extérieur. » D’où l’idée défendue que les dispositifs doivent aider, non pas seulement le jeune aidant, mais l’ensemble de la famille, alors que jusque là, la question était «de l’ordre du tabou» et « la seule réponse sociétale était “ce n’est pas la place d’un enfant” », observe Amarantha Bourgeois. « Or, quelle angoisse pour une femme seule de demander à ses enfants d’aller chercher ses médicaments et d’imaginer que cela pourrait enclencher une procédure de protection de l’enfance! ». Même réaction de Cyril Desjeux, sociologue et directeur scientifique de l’Observatoire national des aides humaines d’Handéo Services, pour qui il faut absolument «éviter un risque de signalement et de mesures de protection, non appropriées alors qu’en réalité on est plutôt dans une situation de solidarité familiale». (Handéo Services est une filiale d’Handéo, à qui est confiée l’exploitation de ses activités de Recherches & Développement et des certification/labellisation). D’où la nécessité de se demander « ce que l’on peut faire, non pas pour éclater ces familles, mais pour les aider à domicile pour qu’ils puissent continuer à vivre ensemble», poursuit la première.

Pour mieux les repérer, sensibiliser les professionnels de santé, de l’éducation nationale

La France avance néanmoins. Fin 2019, le Gouvernement inscrivait des premières mesures spécifiques dans son Plan Agir pour les aidants — Stratégie de mobilisation et de soutien 2020-2022. Dont le lancement, dès cette année, d’une action expérimentale de sensibilisation des personnels de l’Éducation nationale dans deux régions (Île-de-France et Occitanie). Objectif : que ces professionnels « sachent ce qu’est un jeune aidant, les difficultés qu’ils rencontrent, les aides qu’ils apportent, les signes sur lesquels être attentifs à l’école et pour lesquels il faut aller creuser…», développe Aurélie Untas, qui pilotera avec JADE ces actions montées suite à une recherche menée par son équipe (lire l’article Produire des connaissances pour cibler des actions plus efficaces). Et, au-delà de faciliter le repérage, Amarantha Bourgeois espère bien que cela pourra donner lieu, plus tard, à des aménagements spécifiques de la scolarité comme ça a été validé également dans le Plan pour les étudiants dans la même situation, ce qui pourrait se traduire par l’octroi de temps supplémentaire pour la remise des devoirs, pour les examens…

Invisibles et pourtant partout

En France, 8 à 11 millions de personnes soutiennent un proche en perte d’autonomie. 11 % de ces aidants
ont moins de 30 ans
. Au niveau international, si les prévalences rapportées dans la littérature sont
hétérogènes (du fait de différentes tranches d’âges retenues), les études ciblent à tout le moins l’existence
de ces jeunes dans les pays à haut revenus entre 2 et 4 %. Selon une étude Novartis-Ipsos réalisée en juin
2017, 40 % des jeunes aidants français auraient moins de 20 ans et 13 % entre 13 et 16 ans.

Le droit au répit

Les associations qui ont été consultées pour définir cette stratégie n’ont pas attendu ce tournant pour développer
des actions, même si elles restent rares et «localisées ». Les ateliers cinéma-répit, mis en œuvre depuis 2014 par les fondatrices de l’association JADE, association créée près de 3 ans après le lancement des ateliers, fin 2026, la psychologue clinicienne et directrice du Réseau de santé plurithématique SPES, Françoise Ellien, et la réalisatrice Isabelle Brocard), constituent certainement l’action la plus emblématique (qui a d’ailleurs inspiré une autre mesure du Plan, le déploiement de solutions de répit après évaluation de celle-ci), même s’il existe d’autres actions telles que les séjours aidants mineurs en Poitou-Charentes du Collectif interassociatif de soutien aux aidants (CASA) et les séjours fratries de l’association Envol. Ces séjours proposés par JADE, par groupes (8-13 ans et 14-18 ans), sur deux semaines au cours des vacances d’automne et de février, en résidence et en toute gratuité, visent deux grands objectifs :

  • 1 – Donner à ces jeunes un lieu d’expression via un média artistique «plus adapté que les cafés aidants », souligne Amarantha Bourgeois. « Là, le média permet de faire un pas de côté pour se raconter via un personnage, un avatar, un personnage en pâte à modeler, un stop-motion, un slam, etc. Ainsi, ils ne vont pas forcément utiliser le “je” et pouvoir aller plus loin, dire plus de choses. »
  • 2 – Leur donner la possibilité de souffler un peu, c’est le fameux « répit », et de développer le lien social.

Aider quand on est jeune : des difficultés et (mais) des joies (aussi)

Ces séjours ont visiblement l’impact attendu, que les premières observations de l’évaluation scientifique menée sur ces derniers par l’équipe JAID confirment. « Ça m’a fait vraiment du bien, je me suis fait de nouveaux amis avec qui j’ai gardé des liens, et je n’avais pas ma sœur qui sautait partout », témoigne Fatima qui a entamé son séjour en septembre. Mais le plus, c’est indéniablement le sentiment d’avoir été « comprise». «J’ai vu que je n’étais pas la seule dans ce cas. À l’extérieur, je n’avais même pas essayé d’en parler depuis que je suis en France [2019, ndlr]. J’en avais parlé en Côte d’Ivoire, mais j’ai vu que les autres élèves s’en fichaient. Ils avaient même peur de ma sœur ! Et avec ma mère, je ne partage pas trop, je n’ose pas…» Mais ces situations d’aidance peuvent aussi avoir des retentissements positifs. «Beaucoup nous disent la satisfaction de pouvoir aider un proche : “je fais ça pour la personne que j’aime” », raconte Amarantha Bourgeois. « Les jeunes disent que ça les a rendus plus proches de la personne qu’ils aident, qu’ils
développent plus vite des capacités à être autonomes et matures et certains expriment des sentiments de fierté à
accomplir cette aide», complète Aurélie Untas, qui souligne néanmoins que « ces aspects-là ressortent surtout dans les
environnements familiaux soutenants » et insiste sur la nécessité de dire à ces jeunes que cette aide est « importante,
précieuse, qu’ils font ça bien, qu’elle a un impact sur la vie familiale». Ce qui explique certainement que Fatima,
pour qui sa mère dit éprouver une grande fierté, en tire aussi du positif. « Même si c’est fatigant, j’aime quand même, car ma sœur est contente que je m’occupe d’elle».

 

PORTRAIT : un indispensable soutien psychologique

Emmanuelle May est psychologue clinicienne, bénévole au sein de l’association JADE Occitanie . Le soutien psychologique aux jeunes aidants passe à la fois au travers d’entretiens individuels, dans et hors cadre des ateliers cinéma-répit, et de groupes de parole.

portrait d'Emmanuelle May
Emmanuelle May, psychologue clinicienne

Quelles formes prend le soutien psychologique ?
On propose du soutien avant, pendant et après les séjours cinéma-répit, sous formes d’entretiens, avec un psy pour le groupe des ados et un psy pour le groupe des enfants. Et on a démarré des groupes de parole en 2020 (par groupes de 5 à 6 enfants ou ados). Car, certes, les séjours provoquent des changements, mais ensuite ils sont à nouveau « hors pistes ». Et certains jeunes ne peuvent pas y participer. Les familles aussi ont demandé des groupes de parole car ces situations induisent de la culpabilité, des charges émotionnelles. Et les jeunes peuvent revenir chez eux après les séjours très rebelles. Ces séjours questionnent le fonctionnement de la famille en général.

Quels impacts ont ces groupes de parole ?
Pour les jeunes, il ressort un peu la même chose que pour les séjours. Au début, ils ont des difficultés à se reconnaître dans le rôle, le terme. Beaucoup viennent en disant « je ne suis pas aidant ». Il y a un travail de psychopédagogie pour leur faire prendre conscience de ce qu’ils sont par rapport aux autres. C’est aussi
la première fois qu’ils trouvent un endroit pour en parler avec d’autres et peuvent se reconnaître dans un vécu commun. Du côté des parents, beaucoup se sont échangés leurs coordonnées. Cela leur fait du bien
de voir qu’ils ne sont pas seuls. Ils peuvent expliquer leurs multiples souffrances : par rapport à la personne malade ou handicapée et leur culpabilité vis-à-vis de l’enfant aidant. On peut aussi, face aux « rebelles »,
rediscuter de ce qui est acceptable ou pas, du rythme dans les familles…

Quel est l’intérêt de ces actions ?
À partir du moment où le sujet est conscient de ce qu’il vit, il peut se rendre compte des ressources dont il dispose. Il est aussi plus libre de choisir ce qu’il a envie de vivre ou pas. C’est aussi l’occasion de les valoriser car il y a aussi des aspects positifs dans ces situations. Il y a vraiment un avant et un après : un impact social, au niveau de la scolarité – ils vont s’autoriser à évoquer leur situation à l’école- , et avec leurs parents, à qui ils pourront demander des aménagements…

Par Camille Pons