Dossier Lumen n° 35
Posté le 17 Juillet 2024
Donnez-nous davantage à lire!
Lire avec la voix d’un autre, qu’elle soit humaine ou de synthèse, lire avec de plus gros caractères, lire en touchant… : des structures, spécialisées ou non, éditent, recensent, mettent à disposition ou vendent des ouvrages adaptés pour les personnes porteuses d’un handicap visuel. Pour autant, la production reste insuffisante au regard de l’offre dont bénéficient les voyants, car ce sont seulement entre 5 et 10 % des ouvrages publiés chaque année en France qui sont accessibles.
« Lorsque l’on perd la vue partiellement ou complètement, il est une contrariété et pas la moindre qui consiste à ne plus pouvoir lire par soi-même. Que de frustrations pour celui ou celle qui a l’appétit des savoirs ! »
Marie-Françoise Lafond l’a vécu lorsqu’elle a perdu la vue il y a 25 ans.
C’est en découvrant l’association ECA (Enregistrements à la Carte pour les Aveugles), avec leur offre de service et leur équipe de bénévoles, que Marie-Françoise a pu continuer à profiter du plaisir de la lecture. Elle choisit un ouvrage, puis les bénévoles de ECA l’enregistrent vocalement et celui-ci lui est envoyé sur CD. Il est également possible de recevoir les fichiers via Internet. Un catalogue en ligne de plus de 60 000 références est également disponible, en téléchargement. Marie-Françoise Lafond, adhérente depuis 25 ans à l’ECA, n’hésite pas à exprimer sa « reconnaissance » envers les bénévoles qui lisent pour elle. L’ECA a été créée en 1985 afin d’aider les quelques 820 000 personnes1 empêchées de lire à avoir accès à la lecture de son choix via l’audio. « Il y a des manques dans le domaine de la lecture accessible : pas de notices d’utilisation d’appareil, pas de conditions générales d’assurance, pas de recettes, pas de livres scientifiques ou techniques, pas d’ouvrages de préparation aux concours, etc. On cherche à répondre à ces besoins », explique Michèle Narjoz, la présidente de l’association.
UNE OFFRE ENCORE PEU DIVERSIFIÉE MALGRÉ DES PROGRÈS
En effet, l’offre en matière d’ouvrages accessibles (braille et numérique) évolue et progresse, mais reste peu diversifiée. Formatrice au braille à l’INSEI (Institut National Supérieur de formation et de recherche pour l’Éducation Inclusive), Anne Chotin fait le même constat : « les personnes cherchent à pouvoir lire ce qu’elles veulent et le plus important pour elles, c’est de trouver les ouvrages en question, peu importe qu’ils soient en braille, en gros caractère ou en audio. Cependant, le plus difficile est de les obtenir en temps et en heure. » Frédéric est salarié en situation de handicap visuel ; il a entrepris une reprise d’études en vue d’une reconversion. À ce titre, il a vite perçu l’intérêt d’adhérer à l’ECA. « Certes, on trouve quelques livres spécifiques en téléchargement sur la Bibliothèque Numérique Francophone Accessible (BNFA), mais ils sont assez peu nombreux. Or, entre le moment où les cours débutent et la période des examens, il n’y a que quelques mois. J’avais besoin d’une réactivité optimale. C’est pour cette raison que je me suis tourné vers l’ECA », explique-t-il. Pour lui, au regard des progrès technologiques dont disposent les personnes en situation de handicap visuel (ordinateurs, tablettes équipées en solutions d’accessibilité), la priorité devrait être mise sur « un enregistrement plus systématique de livres universitaires, scientifiques et techniques. »
DES LIVRES À EMPRUNTER PARTOUT EN FRANCE
Reste que les efforts faits pour rendre accessibles les ouvrages de loisirs ou davantage généralistes sont à saluer aussi. À titre d’exemple, la médiathèque de l’association Valentin Haüy (AVH) met à disposition à l’emprunt 70 000 livres audio et plus de 22 000 livres en braille papier et numérique, sur place (dans ses 430 bibliothèques ou médiathèques partenaires) ou à distance, via sa plateforme de téléchargement en ligne Eole. Elle s’est aussi associée à Amazon pour mettre à disposition gratuitement aux utilisateurs en situation de handicap (sur présentation d’un certificat médical, paramédical ou d’une carte d’invalidité) une fonctionnalité sur l’enceinte connectée Alexa, permettant la lecture d’un livre audio. Vous dites « Alexa, ouvre Valentin lecture » et tous les livres audio adaptés issus de sa bibliothèque Eole s’offrent à vous.
Il y a aussi les 105 Bibliothèques Sonores de France (BS), réparties sur le territoire français aujourd’hui. Celles-ci ont été fondées en 1972 par l’Association des Donneurs de Voix. « À l’époque, il s’agissait de rompre l’isolement des personnes empêchées de lire. Maintenant, elles ont aussi pour vocation de favoriser l’inclusion et donner accès à la culture », raconte Claudine Barideau, présidente des Bibliothèques Sonores (BS). Elles mettent à disposition gratuitement des livres audio (un catalogue riche de plus de 20 000 livres) et d’autres contenus sonores tels que dons des périodiques que l’on peut se faire envoyer ou lire depuis Internet grâce à des solutions telles que Voxiweb. Dans cette structure, ce sont les donneurs de voix, des bénévoles, qui choisissent les ouvrages qu’ils vont enregistrer, car « on ne lit bien qu’un livre qui nous plaît », justifie Claudine Barideau. « Ce qui ne nous empêche pas ponctuellement de faire des enregistrements à la demande d’une bibliothécaire ou d’un audio-lecteur. » Et les Bibliothèques Sonores se sont également ouvertes au secteur scolaire. En parallèle, les bibliothèques publiques redoublent d’effort pour rendre leur catalogue attrayant aux personnes aveugles et malvoyantes et mettent du matériel adapté à disposition. La bibliothèque publique d’information Georges Pompidou, à Paris, réserve trois loges équipées de postes informatiques, de matériels d’aide à la lecture, de logiciels spécifiques et ressources numériques (ordinateurs équipés de synthèses vocales, de logiciels pour zoomer, claviers gros caractères, plages braille, vidéo agrandisseur vocalisé équipé d’un logiciel de reconnaissance de caractères, télé-agrandisseurs, imprimante braille, four thermo relief PIAF, lecteur Daisy, loupe électronique…). Ces ordinateurs permettent un accès au site Eole, au catalogue Platon (plateforme de transfert des ouvrages numériques) et à Vocale Presse sur lequel on peut retrouver 48 titres de presse française.
LES NOUVELLES POSSIBILITÉS OFFERTES PAR LE NUMÉRIQUE
Du côté de l’édition, des associations œuvrent aussi à proposer, à l’achat, de la lecture en braille, tactile ou audio, à l’instar du Centre de Transcription et d’Édition en Braille (CTEB), Benjamins Media, Mes Mains en Or ou encore l’association Les Doigts qui Rêvent
(LDQR). Cette dernière association, qui s’adresse principalement aux enfants, a créé plus de 150 adaptations tactiles d’ouvrages et s’est ouverte récemment au numérique. Dans le cadre d’un projet européen, TIBonTab, elle a créé un concept de livres numériques illustrés accessibles au format EPUB3. Cette nouvelle technologie offre des fonctionnalités personnalisées telles qu’une synthèse vocale et une synchronisation du texte et de l’audio, la possibilité de modifier la taille, le style et la couleur de la police et la couleur du fond, ou encore une description textuelle des images. Elle donne donc la possibilité de produire des livres en audio avec voix de synthèse, en braille en relief, en braille électronique, etc. « Le livre tactile n’est pas si facile que ça à lire et nécessite souvent une médiation », explique la directrice de l’association, Sophie Blain. « Cela génère de la fatigue cognitive. C’est un objet merveilleux, mais qui a ses limites, ce qui nous a amenés à développer un support numérique dédié aux malvoyants, le tactile étant davantage adapté aux aveugles. Il s’agissait de travailler sur deux dimensions : paramétrer des images avec des animations sonores et visuelles pour en faciliter la compréhension et intégrer tout ça au format EPUB3, pour une personnalisation plus poussée. » Émile veut une chauve-souris a été le premier livre issu de ce concept en 2023. Le projet vise à proposer des ouvrages de cycle 1, 2 et 3 utilisés en classe, afin de fournir ainsi « de bons outils d’inclusion scolaire. » Le modèle semble satisfaire les premiers lecteurs-testeurs, que ce soient les enseignants ou les élèves pour qui « il est plus facile de rentrer dans la lecture » et qui « aiment utiliser les différentes animations, comme le zoom pour aller dans le détail d’une image », commente Sophie Blain.
DES OUTILS QUI NE DOIVENT NÉANMOINS PAS ESTOMPER L’UTILITÉ DU BRAILLE
De manière générale, les progrès des technologies numériques ont impacté l’accès à la lecture. Anne Chotin, aveugle de naissance et formatrice au braille à l’INSEI, se souvient avoir recours à son entourage pour lire son courrier il y a encore quelques années. « Désormais, grâce aux outils numériques, on est maître de ce qu’on lit et écrit. » Pour autant, celle-ci regrette « un recul de l’usage du braille sur papier, mis en concurrence avec d’autres technologies numériques de compensation. » Ce déclin peut être un frein à l’insertion professionnelle des personnes aveugles, car il a été prouvé qu’une insertion professionnelle réussie est souvent liée à de bonnes performances à l’écrit. Le braille papier reste également indispensable, selon elle, pour une bonne insertion sociale. « C’est grâce au braille que je peux faire des parties de cartes avec mon fils et mon conjoint. C’est grâce au braille que mon fils a entendu des histoires que je lui lisais de ma voix quand il était petit. Et si j’ai pu l’aider dans sa scolarité, c’est aussi grâce au braille », déclarait-elle au Figaro en janvier 2024.
Le développement d’ouvrages en braille, comme celui des ouvrages tactiles, se heurte aussi à une problématique de coût. Selon le sénateur Mickaël Vallet qui s’adressait à la ministre de la Culture le 1er février dernier, outre la « pénurie » d’ouvrages disponibles en braille, « les rares livres disponibles sont bien plus chers — trois à quatre fois supérieurs au prix du marché. » Face à ce constat, en janvier
2023, le CTEB avait décidé de vendre aux particuliers des ouvrages en braille au même prix que leur version originelle proposée dans le commerce de librairie.
Autre initiative, à laquelle est associée l’association Les Doigts qui Rêvent dans le cadre d’un projet européen : la création d’un guide de bonnes pratiques pour les professionnels ou les parents qui voudraient réaliser ou adapter un livre tactile pour des enfants, donc sans passer par l’achat. « Ce serait bien de produire plus d’exemplaires de livres tactiles pour réduire les coûts de revient, et en conséquence le coût de l’achat des livres pour les familles », suggère aussi Sophie Blain. Pour ce faire, il faudrait une aide financière à l’édition adaptée « systématisée » « 20 % de la population est en situation de handicap, pourquoi ne pas définir un pourcentage équivalent qui serait affecté à des projets éditoriaux adaptés ? Ce serait un acte politique très fort qui permettrait à d’autres acteurs de se positionner. »
DES MOYENS HUMAINS À TROUVER
Un autre écueil est déploré : celui de la faiblesse de l’information concernant les livres accessibles. Dans ce domaine, il existe cependant des dispositifs ou des projets pour donner davantage de lisibilité sur l’offre accessible.
Par exemple, la plateforme Platon de la BNF recense et centralise toutes les adaptations disponibles aux personnes déficientes visuelles. Le ministère de la Culture porte par ailleurs un projet de portail de l’édition accessible et adaptée (lire l’encadré).
Enfin, les associations soulignent toujours le manque de bénévoles, ceux qui pourraient donner leur voix. C’est chronophage, certes, mais enrichissant. « On a le sentiment de rendre un service important et cela nous amène à découvrir des domaines et à y trouver de l’intérêt. On en tire quelque chose aussi », souligne Michèle Narjoz, la présidente de l’ECA. Édith Cerf, lectrice pour l’ECA, apprécie aussi de découvrir des ouvrages qui l’« instruisent » ou encore « délicieux à lire. Je le fais autant pour moi que pour les autres, car je reçois autant que je peux donner », résume la lectrice. Claudine Barideau aime raconter de son côté l’histoire de cet audio-lecteur, adepte du magazine Connaissance des arts, qui avait déclaré lors d’une réunion : « vous me faites rêver, en vous écoutant, je vois les œuvres ! »
UN PROJET DE PORTAIL POUR ACCEDER A TOUTES LES RESSOURCES ACCESSIBLES
Le comité interministériel du handicap du 6 octobre 2022 a acté la création d’un portail de l’édition accessible et adaptée, dont la réalisation est confiée à la Bibliothèque Nationale de France.
Il offrira trois services :
• UN CATALOGUE qui permettra de repérer les titres nativement accessibles disponibles dans le commerce et ceux qui ont fait l’objet, hors commerce, d’une adaptation, avec indication des formats accessibles à tel ou tel handicap (ouverture en 2026)
• L’ACCÈS IMMÉDIAT À UNE BIBLIOTHÈQUE NUMÉRIQUE regroupant les fichiers des titres déjà adaptés (fonction disponible en 2027)
• LA POSSIBILITÉ DE DEMANDER L’ADAPTATION D’UN TITRE s’il n’est pas accessible ni déjà adapté (fonction disponible en 2027)
Par Camille Pons
1 – Selon les derniers chiffres datant du 1er janvier 2023 du Ministère de la Culture.
2 – Elle a notamment collaboré à un travail de recherche sur les usages actuels de l’écrit chez des usagers de braille de différentes générations (de 13 à 71 ans), « Les pratiques de lecture et d’écriture chez des personnes braillistes de différentes générations », avec Nathalie Lewi-Dumont et Minna Puustinen