Recevoir le magazine une femme avec un chien une femme avec un chien un homme marchant avec une canne
Chercher

Dossier Lumen n° 32

Posté le 1er Février 2024

DES MUSEES A TOUCHER ET A ENTENDRE

L’accès à la culture est un droit fondamental pour tous les individus, indépendamment de leurs capacités physiques. Les personnes en situation de handicap visuel sont confrontées à des défis particuliers lorsqu’il s’agit de profiter d’expériences artistiques et culturelles. Peu à peu, les musées prennent des mesures pour se mettre en conformité avec la loi et rendre leurs collections accessibles aux personnes aveugles et malvoyantes en proposant des œuvres à toucher et à entendre.

LA FIN DE L’ÉLITISME DES MUSÉES

« L’art, ce n’est pas pour nous ! » Effectivement, pendant longtemps lesmusées sont restés réservés à une élitesociale car à l’époque de la Renaissanceils étaient souvent associés à descollections privées de riches mécènes,de rois ou d’aristocrates. Ces collectionsétaient généralement constituéesd’objets d’art, d’antiquités, de curiositésscientifiques ou d’objets exotiques. L’accèsà ces collections était donc limité à ceuxqui avaient les moyens financiers ou lesliens sociaux nécessaires pour y entrer.

Les connaissances en histoire de l’art, en littérature, en philosophie et en culture générale étaient jugées indispensables pour comprendre et interpréter les œuvres. Seuls ceux qui avaient reçu une éducation classique pouvaient apprécier les musées. On associait souvent les musées à une atmosphère formelle et intimidante dissuadant les personnes ne se sentant pas à l’aise dans un environnement élitiste. Au fil du temps, des choix politiques ont permis de démocratiser l’accès aux musées, notamment grâce à leur gratuité. Les musées d’aujourd’hui ont réalisé l’importance de l’inclusion, de la diversité et de l’accessibilité culturelle. Les collections et les expositions se sont ouvertes à un large éventail de visiteurs, indépendamment de leur niveau d’éducation, de leur statut social ou de leur handicap.

UNE EXPÉRIENCE MULTISENSORIELLE

Des chercheurs en neurosciences tels que Stanislas Dehaene, neuroscientifique français, ont démontré que tous les sens doivent être mis en éveil pour découvrir et mémoriser un objet et pas uniquement la vue. Notre cerveau est câblé pour traiter et intégrer les informations provenant de différents canaux sensoriels. Lors de l’observation d’un objet dans un musée, la vision peut fournir des informations sur la forme, la couleur et la texture de l’objet. Cependant, en touchant l’objet, s’ajoute une autre dimension. Le toucher nous permet d’explorer la surface, la texture et la structure de l’objet, approfondissant ainsi notre compréhension de ses caractéristiques physiques.

En écoutant une description audio d’une œuvre d’art, les informations visuelles et auditives se combinent, facilitant sa mémorisation et ses détails.

DES OUTILS DE MÉDIATION

Qui dit « nouveaux publics » dit « nouveaux outils de médiation ». Pour accueillir les visiteurs en situation de handicap visuel, des objets tactiles ont donc été conçus. Ces éléments manipulables permettent aussi à d’autres publics, notamment aux enfants, d’aborder un objet ou une œuvre d’une autre manière. Beaucoup de musées possèdent désormais des maquettes tactiles.

C’est le cas du musée d’Aquitaine de Bordeaux où l’on peut toucher un plan de la ville antique ou encore une reproduction de la cathédrale. Laurent Védrine, directeur du Musée d’Aquitaine explique :

« Ce parcours sensoriel a pour vocation de rendre accessible à tout public, le patrimoine bordelais, les collections du musée. Imaginez un parcours sensoriel dans l’ensemble du parcours permanent, qui rappelle 400 000 ans d’histoire et qui couvre 5 000 mètres carrés. »

Les images tactiles avec plus ou moins de relief sont également très utilisées en art contemporain. L’expérience tactile peut susciter des émotions et une connexion plus profonde avec une œuvre d’art. Le toucher peut évoquer des sensations et des associations personnelles, enrichissant l’expérience émotionnelle du visiteur.

Autre exemple avec la manifestation Un été au Havre qui propose des expériences sensorielles variées pour engager un large éventail de visiteurs : installations interactives, œuvres d’art à toucher, dispositifs audio et descriptions sonores pour les personnes en situation de handicap visuel, éléments visuels et sonores pour les personnes malentendantes. Cette manifestation s’engage également dans des actions de sensibilisation et d’éducation pour favoriser une meilleure compréhension de l’art. Y sont proposés des ateliers d’art inclusifs, des publications accessibles telles que des plans de la ville en relief, des ressources pédagogiques adaptées et des visites guidées adaptées.

Certains visiteurs préfèrent d’ailleurs la médiation humaine à de simples outils à utiliser en autonomie. Des visites et des ateliers, animés par des médiateurs culturels, sont donc souvent programmés par les musées. D’autre part, certains établissements misent principalement sur cette rencontre pour accueillir les publics.

Citons l’exemple de la ville de Gravelines, dans le Nord, qui propose un circuit dans la ville avec des manipulations dans le cadre d’une visite avec un guide. Les visiteurs peuvent, par exemple, toucher des façades de monuments ou des maquettes de la ville en relief. L’animatrice du patrimoine de Gravelines explique :

« Nous avons mis en place une visite pédestre dans la ville. En parallèle, nous avons également récupéré des audio guides pour les visiteurs sans guide. À la base, les audioguides devaient servir pour les visiteurs dits “valides” mais nous allons ajouter une piste en audio description pour les publics aveugles et malvoyants. L’intérêt est de proposer des outils mixtes, dans un souci d’intégration. ».

LE FINANCEMENT DE LA MISE EN ACCESSIBILITÉ

Certaines maquettes peuvent atteindre les 10 000 euros, alors qu’une image en relief ne coûtera parfois pas plus de 300 euros.

La mise en accessibilité des œuvres des musées est financée de différentes manières, selon les pays et les politiques en vigueur.

Il peut s’agir de financements publics provenant des ministères de la Culture, de l’Éducation, du Tourisme ou de programmes spécifiques dédiés à l’inclusion.

Des organismes de subvention, des fondations, des associations à but non lucratif accordent également des aides aux musées pour des projets liés à l’accessibilité.

Certains musées trouvent également des partenaires (entreprises et sponsors) soucieux de la promotion de l’accessibilité.

L’organisation de campagnes de collecte de fonds ou d’événements spéciaux tels que des galas, des ventes aux enchères, sont également d’excellents leviers pour financer ces projets.

PLUS DE COMMUNICATION POUR PLUS DE VISIBILITÉ

En proposant des œuvres à toucher et à entendre, les musées permettent aux personnes en situation de handicap visuel de vivre des expériences sensorielles uniques et d’accéder à l’art de manière plus complète. Cependant, il reste encore beaucoup à faire pour généraliser ces pratiques et rendre les musées accessibles à tous. En continuant de sensibiliser le public, de former le personnel et de promouvoir l’accessibilité, nous pouvons créer un monde où chacun peut profiter de la richesse de la culture, indépendamment de ses capacités physiques.

Pour assurer la réussite de ces initiatives visant une inclusion totale, il serait intéressant de communiquer plus efficacement auprès des publics cibles, en réfléchissant davantage aux meilleurs canaux de communication (mail, audio, sms), car la principale difficulté pour les personnes aveugles et malvoyantes reste l’accès à l’information. Les associations et les réseaux sociaux sont un bon relais. Des efforts à long terme qui porteront leurs fruits à coup sûr.

FOCUS : Caroline Jules, spécialiste de l’accessibilité culturelle, explique son métier

Caroline Jules est consultante et formatrice en accessibilité culturelle. Depuis 10 ans, elle accompagne les lieux de visite pour une meilleure prise en compte des publics en situation de handicap.

La mise en accessibilité est un véritable défi pour les lieux culturels. Lors de vos accompagnements, quelles sont les principales difficultés rencontrées ?

J’anime des formations pour des salariés qui veulent mieux accueillir leur public en situation de handicap. J’accompagne les sites de visite pour faire des diagnostiques, mettre en place des parcours multi sensoriels, écrire et enregistrer des audiodescriptions…

Tout ceci à un coût mais ce n’est pas la principale difficulté. Le plus compliqué, selon moi, est d’avoir une personne référente du projet dans la structure, et de lui dégager du temps pour ses missions d’accessibilité. Il faut parvenir à convaincre les décideurs que ces actions de mise en accessibilité sont essentielles et bénéfiques pour la structure et le public qu’elle souhaite toucher.

Comment procédez-vous pour l’enregistrement des audiodescriptions d’œuvre ?

J’écris les textes. Ensuite, j’enregistre moi-même les audios grâce à du matériel adapté. Il m’arrive aussi de faire appel à des voix off extérieures. Pour finir, place au montage et à l’intégration éventuelle de bruitages. C’est une part de mon métier qui est passionnant. Pour en savoir plus, lisez l’article p.10.

Avec quels types de sites travaillez-vous ?

La grande richesse de mon travail est la diversité des sites que j’accompagne : musées, bibliothèques, services patrimoine, parcs naturels, offices de tourisme, salles de spectacle… Cela va du musée du Louvre à des petits musées ruraux…mais les deux sont passionnants !

Avez-vous un leitmotiv personnel à délivrer aux lieux culturels ?

Je pense que les œuvres d’art ne parlent pas d’elles-mêmes. Je suis convaincue de l’utilité de la médiation pour tous les publics. C’est assez naturellement que je me suis intéressée aux bénéficiaires avec des besoins spécifiques. Quand les gens me consultent, ils sont dans le même état d’esprit donc c’est plutôt agréable.

Décris-moi une œuvre d’art !

À quoi ressemblent donc ces fameuses audiodescriptions d’œuvres d’art ? Il ne faut pas les confondre avec les audiodescriptions de films ou de théâtres.

Les descriptions détaillées d’objets, de sculptures, de tableaux, de monuments historiques répondent à une technique bien particulière. Voici un exemple d’audiodescription d’une façade d’une maison à colombages à Sélestat, en Alsace.

« Vous êtes devant une maison à pans de bois, architecture typique de Sélestat et de l’Alsace en général. Si vous le souhaitez, une image tactile peut être manipulée pendant cette découverte. Cette maison mesure environ 5 mètres de long sur le petit côté et 10 mètres de long sur le grand côté, à droite. Elle date probablement du 14e siècle.

Nous sommes à la fin du Moyen Âge. Le rez-de-chaussée qui donne sur la place du marché vert est actuellement ouvert par deux grandes vitres qui descendent très bas. Elles sont surmontées par deux petites fenêtres presque carrées. Le mur est maçonné, donc construit avec de la pierre, puis crépi de beige. Il ne présente pas de motif spécifique. Le rez-de-chaussée est toujours maçonné en pierres pour éviter à l’humidité de remonter.

Entre le rez-de-chaussée et le premier étage, une grande poutre en bois horizontale sert de base à l’étage. Cet étage est en léger relief par rapport au rez-de-chaussée.

Il dépasse, comme un balcon fermé. On appelle cela un encorbellement. L’étage est un peu en saillie. Sous cette ligne en bois horizontale, des petits rectangles de bois représentent les supports. On distingue donc un premier étage avec deux grandes fenêtres verticales, puis un deuxième et un troisième étage sous le toit avec, à chaque fois, une seule fenêtre plus petite. Autour de ces fenêtres, le mur est peint en beige, comme le rez-de-chaussée. Cependant, il est enrichi de parties en bois qui forment un beau décor. Ces parties en bois sont appelées pans de bois ou colombages. Ce sont des poteaux en bois d’environ

20 cm de large qui parcourent la façade avec des lignes horizontales, des lignes verticales, des lignes obliques et même des motifs courbes. Ces pans de bois, à l’époque médiévale, sont indispensables à la stabilité de la maison. Ils sont encastrés les uns dans les autres. Sans les morceaux de bois, tout s’écroule ! Pour ce qui est du bois utilisé pour les colombages, il peut être de différentes variétés. Les gens les plus aisés utilisent du chêne. Les autres bois, moins coûteux, sont surtout les sapins, mais aussi les épicéas ou les mélèzes. Ces poutres sont généralement peintes en brun foncé, presque noir. Le remplissage de l’espace entre les pièces de bois est appelé hourdis. Il s’agit en fait d’un travail de maçonnerie. La maçonnerie est l’art de construire des murs avec différents matériaux, qui ont évolué au fil du temps. À Sélestat, au Moyen Âge et à la Renaissance, les hourdis, les murs entre les morceaux de bois, peuvent être remplis avec trois matériaux. On peut construire le mur en briques. Les briques sont des blocs de terre cuite rouge.

On peut aussi y mettre des moellons, c’est-à-dire des petites pierres. Enfin, on peut construire avec du torchis. Le torchis est une sorte de pâte avec de la terre, de l’eau, de la paille… et même parfois du crin de cheval !

Cependant, ici, on ne voit ni la brique, ni les pierres, ni le torchis. Les murs ont ensuite été enduits. Ils ont été recouverts d’une couche de chaux. La chaux est une poudre, comme du sable, mélangée avec de l’eau et des pigments de couleur. Ici, la maison est de couleur beige, mais ce n’est pas le cas de toutes les maisons à pans de bois. Il y en a même qui ont des couleurs assez originales comme le vert, le bleu ou le rouge.

Juste au-dessus de la grande poutre horizontale, c’est donc le premier étage. Sous les fenêtres, le bois forme un motif qui ressemble à un X arrondi. On appelle cela des chaises curules. Vous pouvez trouver un détail agrandi de ce motif dans l’angle en bas à droite de l’image en relief. Les chaises curules sont en fait des sortes de tabourets avec des pieds en croix. Ce motif rappelle les chaises des magistrats dans l’Antiquité romaine. Ici, ce motif est là pour décorer la maison et non plus uniquement pour la solidité. Cela montre aussi la richesse du propriétaire et sa position sociale. Ici, on sait, entre autres, qu’un changeur, qu’on appellerait aujourd’hui un banquier, y habitait. Ce type de décor apparaît plutôt à partir du XVIe siècle, à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. Tout à droite, sous ce premier étage, on distingue des lignes obliques qui dépassent du mur. Ce sont des poutres de bois qui supportent justement ce premier étage en s’appuyant sur la façade de droite.

Autour des fenêtres et au deuxième étage, le bois suit des lignes plus géométriques. Le troisième étage reprend le motif des chaises curules.

Le toit a deux versants. Il est très pentu. Cette pente permettait à la neige de se répartir sur une plus grande surface l’hiver. La neige est lourde. Il faut donc trouver un moyen de la répartir, voire de la faire glisser par terre. Sur le côté de la maison, non visible ici, le toit est percé d’une lucarne qui servait à faire entrer de la lumière et à aérer. Comme pour la plupart des maisons de Sélestat, le toit est fait avec des tuiles plates. Elles ont une forme arrondie dans le bas. On les appelle en queue de castor. Les tuiles sont faites de terre cuite. Elles sont de couleur rouge foncé ou brunes. Elles sont superposées et réparties comme les écailles d’un poisson. »

Par Caroline Jules