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Dossier Lumen n° 28

Posté le 9 Décembre 2022

Perdre la vue, tout comme faire face au décès brutal d’un proche, à de la violence, un attentat…, c’est être confronté à un événement traumatisant. Ceux qui en ont fait l’expérience, les professionnels qui les accompagnent, les chercheurs spécialisés sur ces questions, les associations dédiées proposent aujourd’hui des pistes et des actions pour surmonter ce traumatisme, pour faire acte de résilience et se reconstruire.

Rétinite pigmentaire, accident, DMLA (dégénérescence maculaire liée à l’âge), glaucome… plusieurs causes peuvent être à l’origine de la perte de la vision. Et les formes de déficiences visuelles sont tout aussi diverses. Ceux qui vivent cet événement traumatisant, après avoir fait l’expérience de la vision, doivent apprendre à voir autrement, mais aussi à surmonter leur traumatisme, pour reconstruire un projet de vie.


C’est ce que l’on appelle la résilience, dont Manciaux, Vanistendael, Lecomte et Boris Cyrulnik proposent la définition suivante : « la résilience est la capacité d’une personne ou d’un groupe à se développer bien, à continuer à se projeter dans l’avenir en dépit d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes parfois sévères ». Or, comme le souligne la chercheuse Véronique Carrière, dans un article scientifique paru dans Psychothérapies, «Résilience et humour chez des étudiants déficients visuels », « la perte de la vue peut être éminemment être considérée comme un événement déstabilisant, étant donné les modifications que cela entraîne dans la vie de l’individu».

Si les personnes qui perdent la vue y font face de manière différente et sur des temporalités différentes, ils ont tous un point commun, comme le souligne François Vital-Durand, ancien chercheur de l’INSERM spécialisé sur la perte de la vision[1] devenu, depuis sa retraite, président du comité de Lyon de l’AVH : « chaque catégorie est différente, mais,
horriblement, dans tous les cas, ils doivent faire un travail de deuil. C’est comme s’ils perdaient leur mère, leur père… C’est une catastrophe». Celui-ci observe trois phases : «une phase de révolte, une phase de déni — “je vais continuer à conduire ma voiture!” —, et, inévitablement, une phase de dépression et d’auto-destruction — “je
ne veux plus sortir de chez moi” —, dernière phase qui peut durer un certain temps. Mais s’il arrive qu’on ne s’en sorte pas, la majorité remonte».

Un accompagnement pluridisciplinaire

Mais « se remonter » ne se fait ni facilement, ni tout seul, sachant aussi, comme le remarque encore Véronique Carrière, que «bien évidemment, la réponse de l’individu peut varier fortement en raison de multiples variables : ses ressources et ses facteurs de protection, et son environnement ». L’expérience de ceux qui ont vécu ce type de parcours, des professionnels qui les accompagnent, des chercheurs qui se penchent sur ces questions, des structures associatives qui ont mis en place des activités ou actions spécifiques, permettent aujourd’hui d’identifier les principaux leviers qui vont permettre d’activer l’entrée dans cette démarche de résilience. Il y a d’abord, comme le souligne François Vital-Durand tout comme la psychologue Marilyn Oyonarte[2], cet indispensable et nécessaire travail de deuil à faire. « C’est très important, car si on ne le fait pas, cela ne permet pas aux autres sens de se développer et que se mette en place le “voir autrement”. Il faut d’abord émotionnellement et psychologiquement laisser la place aux autres sens », insiste la psychologue. Viennent ensuite « l’élaboration de compensations et la restauration de l’image de soi ». Mais pas sans « le soutien d’autrui, sur une longue durée, et notamment au cours d’un accompagnement global pluridisciplinaire».

Changer le point de vue des aidants

Accompagnement pluridisciplinaire proposé par des ergothérapeutes, psychomotriciens, instructeurs en locomotion, psychologues, etc., qui va permettre de montrer à la personne en situation de handicap visuel « la réalité du possible». Cela passe évidemment par un travail sur les outils techniques qui vont permettre de voir autrement, se déplacer, lire, etc., outils parmi lesquels comptent les outils informatiques, les matériels adaptés, mais aussi la canne blanche, «étape également importante», souligne la psychologue, « car il faut aussi travailler sur le regard de l’autre et la canne renvoie à la cécité». Autre aspect auquel il faut également être attentif, selon la psychologue, travailler aussi avec les proches aidants, pour les accompagner, «alors qu’ils ont tendance à occuper une place centrale comme si l’autre devenait un enfant, donc régressive, à penser l’autonomie de l’autre. Il ne faut surtout pas rester sur ce côté hyper protection, c’est fondamental. L’autre a des capacités, ce sont ses autres sens, il peut avoir à nouveau une dynamique de vie même si c’est avec des risques.» Il faut donc apprendre à « le voir autrement » pour le laisser «maîtriser à nouveau sa vie».

Faire une activité permet à la personne d’être vue pour ce qu’elle fait et non pas pour ce qu’elle est.

Marilyn Oyonarte, psychologue

Le formidable levier que constituent les activités sociales, culturelles et sportives.

La découverte de la « réalité du possible» passe aussi par le réseau associatif. Faire une activité permet à la personne d’être vue pour ce qu’elle fait et non pas pour ce qu’elle est. En effet, les activités culturelles, sportives et pour favoriser le lien social que proposent les associations dédiées, à l’instar de celles proposées par l’UNADEV (sorties, théâtre, musique, lecture, vannerie, origami…), constituent un levier important pour entrer dans cette démarche de résilience. Boris Cyrulnick, qui a introduit en France le concept de résilience, cite d’ailleurs parmi les facteurs de résilience la reconnaissance sociale, la protection sociale et l’accessibilité aux lieux et plus largement à la culture et à la
connaissance.

«S’inscrire à l’activité tandem ou encore à l’activité marche que propose l’AVH3, contribue à leur faire retrouver le goût de vivre, aussi parce qu’ils s’y font des amis », confirme ainsi François Vital-Durand. Participer à ce type d’activités permet en outre «de découvrir son potentiel et sa valeur dans des disciplines qui mettent en valeur la personne dans le regard de l’autre», complète Marilyn Oyonarte. «Faire une activité permet à la personne d’être vue pour ce qu’elle fait et non pas pour ce qu’elle est. » Mieux encore, certains «ont retrouvé la joie de vivre et veulent
la faire partager », souligne encore le président du comité. En s’investissant à leur tour bénévolement dans l’animation de l’association. « Investissement qui constitue une raison de vivre et leur permet de s’épanouir d’autant plus. »

La “pair” émulation

Alors que la projection dans l’avenir est un autre facteur de résilience qui a été identifié par Boris Cyrulnik, l’accompagnement vers un projet d’études ou professionnel est aussi un élément important qui contribue à faire surmonter ce traumatisme. Comme le soulignait déjà en 2013 Véronique Carrière, les chercheurs avaient en effet retenu «parmi les critères d’évaluation de dépassement du traumatisme (…) la réussite scolaire et intellectuelle». Jacques Bermont, qui anime des pôles Jeunesse dans des structures associatives, à l’UNADEV de Lille ou encore à Ouvrir les Yeux, en a fait un de ses objectifs. Et il le fait notamment via la mise en relation entre pairs, parce que, explique-t-il, «quand un étudiant parle de son parcours, de ses vraies difficultés, de ses facilités, il y a une forme de convivialité d’âge et c’est plus crédible parce qu’il est déficient visuel ». Ce qui permet de montrer qu’il est possible de
faire des études, d’aller plus loin, et, en cascade, d’amener les jeunes à travailler sur des outils, du matériel, de l’équipement adapté qu’au départ ils refusent pour certains.

C’est sur ces fondements, partager du vécu, s’inspirer des solutions trouvées par d’autres et puiser de l’espoir dans l’expérience d’autrui, que l’Hypra, organisme solidaire d’utilité sociale, a mis en place des «Ateliers Résilience», et que l’association belge Eqla a conçu ses «Ateliers Rebondir ». Conçus en cycles, respectivement de 4 et 5 séances avec des thématiques précises, ces ateliers s’appuient sur « la pair émulation». «Des personnes déjà entrées en résilience vont aider les autres, sous la supervision d’un animateur : elles échangent sur leur vécu, leurs empêchements et leurs solutions au quotidien. Le but est qu’elles reprennent confiance en elles et puissent se tourner
vers les aides humaines et techniques, que souvent elles ne connaissent pas ou refusent. Il s’agit de les engager
dans une trajectoire de réadaptation et qu’elles le fassent de manière volontaire», explique Moussa Raza, le responsable des partenariats à l’Hypra. Jean-Luc Pening, qui a conçu ceux d’Eqla en s’appuyant sur sa double expérience — il a vécu l’expérience traumatisante de la perte de la vue il y a plus de 25 ans lors d’un attentat, et il est devenu ensuite coach professionnel — parle de « coconstruction» : « chacun vient avec ce qu’il a envie d’apporter et chacun repart avec ce qu’il a envie d’emmener. On est dans le partage d’expériences, de besoins. Certains sont déjà épanouis, d’autres non. L’intérêt, c’est l’échange entre personnes qui vivent la même chose. »

Il était une fois des modèles de résilience

Livre

Il existe plusieurs autobiographies ou histoires vécues dans la littérature, qui témoignent de grandes résiliences. Ces histoires sont autant de “modèles” pour essayer d’avancer. Parmi elles :

  • Le chemin vers la nuit : devenir aveugle et réapprendre à vivre de John Hull
  • Mes yeux s’en sont allés : variations sur le thème des perdants la vue de Maudy Piot
  • Une jeune aveugle dans la France du XIXe siècle de Thérèse-Adèles Husson – Zina Weygand et Catherine Kudlick

Du “pauvre petit handicapé qu’il faut guider” à des “êtres humais qu’il faut écouter”

Jean-Luc Pening juge ce type d’action indispensable, après avoir gardé le souvenir fort de prises en charge parfois « infantilisantes », aussi bien par des structures que par des personnes qui veulent aider mais qui ne sont pas sensibilisées à la prise en charge de personnes déficientes visuelles. De cette manière, estime-t-il, on ne se positionne plus face au «pauvre petit handicapé qu’il faut guider » mais face à «des êtres humains qu’il faut écouter ! »
Ces ateliers semblent répondre aux objectifs qu’ils se sont fixés. « Ils m’ont redonné de l’espoir. Je sais que je peux vivre encore seule, qu’il existe des outils pour m’aider… Et j’ai pu partager avec des personnes qui ont les mêmes problèmes, je ne me sens pas toute seule», témoigne ainsi Mylène Goujon, qui vient de perdre totalement la vue d’un œil, avec un autre œil très déficient et qui a suivi récemment les ateliers de l’Hypra. De la première étude d’impact qu’Hypra est en train de formaliser, ressortent aussi des éléments positifs. Alors qu’au début du cycle, 80 % des participants déclarent avoir peur de l’évolution liée à la perte de leur vue, en fin de cycle, ce taux a diminué de 40 % ; alors qu’au début, seulement 20 % jugent les aides techniques indispensables, ils sont 80 %, à la fin du cycle; enfin, alors que 70 % déclarent au départ ne pas vouloir d’aide humaine parce qu’elle est perçue comme stigmatisante, la volonté d’y avoir recours concerne 40 % de personnes en plus à la fin du cycle.

Par Camille Pons

[1] – Il a notamment été à l’origine de la première consultation de « bébé vision »
[2] – Elle a publié en 2020, au Journal des Psychologues, un article co-écrit avec Michel Pauc et Maurice Villard, «
Perte de la vue : de la révolte et du désespoir… à une nouvelle indépendance ? »
[3] – L’AVH de Lyon en propose plus d’une vingtaine : vélo tandem, marche, course en duo, visites urbaines, théâtre,
lecture, cours de braille, d’informatique…

Point de vue : Serge Portalier, chercheur et psychologue clinicien

Il faut aider les personnes déficientes visuelles à se “réintégrer” avec leur potentiel

Serge Portalier

Professeur d’université devenu professeur émérite (université Lyon 2), Serge Portalier a une longue expérience, à la fois académique et clinicienne, de la déficience visuelle. C’est lui qui a été à l’origine des CAMSP, les centres d’action médico-sociale précoce. Dans un article publié en 2014[1], le chercheur montre comment, malgré cette situation où il éprouve des difficultés, le sujet aveugle va « proposer
de réelles compétences, illustrant sa capacité non pas à surpasser son handicap, mais à trouver
des processus particuliers qui lui permettent tout simplement de vivre et de s’intégrer dans
notre société ».

Pourquoi et comment en est-on venu à se pencher sur la résilience des personnes déficientes visuelles ?

Aujourd’hui, le terme de résilience est un peu mis à toutes les sauces. En physique, ce concept désigne la capacité d’un métal à résister aux pressions. La première à avoir évoqué ce concept pour les hommes était Emilie Werner. Elle a suivi la trajectoire, à Hawaï, de 700 enfants sans famille, sans école, qui vivaient dans la rue, subissaient des agressions… 30 ans plus tard, si la plupart étaient détruits psychologiquement, 28 à 30% d’entre eux néanmoins avaient réussi à fonder une vie, une famille, sans troubles psychologiques. Elle a compris qu’ils avaient une capacité particulière à surmonter les traumatismes. Elle les a appelé les résilients.
Comme elle, nous cherchons, les chercheurs et professionnels spécialisés, à prendre « des leçons » d’enfants déficients visuels qui ont une force de vie extraordinaire, à trouver comment ils font pour résister.

Y a-t-il des conditions qui font que l’on vit plus ou moins fortement ce “traumatisme” ?

Le plus difficile c’est lorsque l’on a vécu une période significative de vision. Il est beaucoup plus difficile de faire le deuil d’une compétence que l’on a eue : la perte est « objective ». Il y a donc une distinction entre ceux qui ont fait cette expérience et ceux qui ne l’ont pas faite.

Comment accompagne-t-on une personne déficiente visuelle à entrer dans une démarche de résilience ?

Il faut amener la personne, comme les proches, vers une démarche positive, mais rationnelle. J’ai reçu un jour des parents qui ont commencé par me lister tout ce que leur fille aveugle ne pourrait pas faire plus tard, notamment conduire, ce qui ressort souvent, car la voiture est vraiment perçue comme un symbole d’autonomie. Je leur ai dit «maintenant que vous avez listé tout ce qu’elle ne pourra pas faire, est-ce que vous pouvez me dire tout ce qu’elle pourra ? » C’est à partir de là que l’on découvre les réelles potentialités, qui sont très riches. Pendant trop longtemps en psychologie, on a dit « les personnes déficientes visuelles ne peuvent pas ». Il faut changer notre point de vue : ils ont des possibilités, des démarches différentes et des capacités étonnantes ! Il faut aider les personnes déficiences visuelles à se «réintégrer» avec leur potentiel, leurs connaissances. Et en même temps, nous allons changer nos représentations. C’est la première étape de compréhension d’un autre monde. Nous devons accepter que nous avons des approches différentes, mais que nous pouvons les confronter.

Au-delà de ce «changement de point de vue», quelles pistes peut-on donner aux personnes déficientes visuelles pour qu’elles puissent être résilientes?

Il faut en parler, et le plus précocement possible. Il faut aussi se faire accompagner par des structures spécialisées. Et enfin, se tourner vers les milieux associatifs qui regroupent des personnes déficientes visuelles. Elles vont pouvoir ainsi retrouver leurs pairs, confronter leurs difficultés, prendre conscience qu’elles ne sont pas seules, mieux se comprendre et s’étayer ensemble ! Je me souviens d’une dame
âgée que j’avais reçue en consultation et qui était repartie en pleurs « ça y est, ma vie est finie ». Je l’ai retrouvée 6 mois après, rayonnante. Elle avait rejoint une association, avait trouvé des gens plus handicapés qu’elle, s’était mise à aider… Elle est ainsi sortie de son statut de victime pour être aidante.

[1] Le triptyque de la déficience visuelle : affordance, vicariance et résilience