Recevoir le magazine une femme avec un chien une femme avec un chien un homme marchant avec une canne
Chercher

Dossier Lumen n° 26

Posté le 21 Juin 2022

L’importance d’échanger entre pairs

Depuis la loi de 2005, l’inclusion est en marche, notamment dans le milieu scolaire. Pour autant, des défaillances
dans la prise en compte de certains besoins et difficultés des élèves peuvent être à l’origine de sentiments
d’isolement. La mise en relation entre «pairs» semble une solution bénéfique pour leur permettre de parler des
problématiques du handicap, de partager des bons plans, de nouer du lien social.

« Il ne suffit pas que les élèves en situation de handicap soient assis côte à côte avec leurs camarades dans
une classe pour que leur inclusion soit effective et bénéfique. […] Tout en reconnaissant qu’il est important pour les jeunes déficients visuels de côtoyer leurs camarades dits “valides”, nous constatons qu’une inclusion les amenant à se trouver systématiquement en situation de grande différence peut au contraire leur donner un sentiment d’exclusion s’ils ne sont pas suffisamment préparés à affronter ces difficultés. »
Yves Dunand, membre du conseil d’administration de l’association Voir ensemble, faisait cette observation lors de son audition en mai 2019 par la Commission d’enquête sur l’inclusion des élèves handicapés dans l’école et l’université de la République, quatorze ans après la loi du 11 février 2005. Parmi les difficultés rencontrées, il évoquait notamment « la présence permanente d’un AVS1 ou d’un AESH» qui ne peut «qu’entraver les relations de l’élève malvoyant avec ses camarades, relations qui devraient pourtant être l’un des principaux aspects pris en compte pour mesurer la réussite de l’école dite inclusive».

Dès 2015, Nathalie Lewi-Dumont de l’INSHEA2 avait aussi souligné des défaillances dans la prise en compte de certains besoins ou difficultés des élèves déficients visuels qui pouvaient nuire au développement de liens sociaux avec leurs pairs voyants. «Dans la classe et surtout en dehors, ce qui relève des déplacements, du repérage dans un lieu peut être difficile. Cette difficulté, si on n’y prend garde, peut conduire à une grande solitude pour l’élève inclus, à différents niveaux scolaires », écrivait la chercheuse, qui citait une maman parlant de son fils en grande section de maternelle : « Il passe [les récréations] la plupart de son temps isolé, ne pouvant pas participer aux jeux mouvementés de ses petits copains, le bruit le dérange. Cette situation est de plus en plus difficile pour lui, je le sens en souffrance. Il n’a même plus envie de sortir l’heure venue. »

Mise en relation entre pairs…

Lorsqu’on les interroge, même s’ils sont heureux d’être à l’école, les élèves évoquent en effet des situations qu’ils ne
vivent pas toujours bien et qu’ils disent difficiles à partager avec les voyants. En tête d’entre elles, des attitudes
maladroites, relevant souvent d’une «bienveillance mal placée», comme les qualifie Caroline Chabaud, maman d’une collégienne non-voyante et secrétaire de l’Association nationale des parents d’enfants aveugles (ANPEA). Que dire en
effet lorsque celle-ci évoque l’anecdote d’un surveillant qui a « confié la petite aveugle» à un autre élève pour désigner
sa fille? Pour libérer la parole sur ces vécus et ressentis, quelques acteurs du domaine expérimentent des mises en relation entre pairs, des groupes de discussion, des foyers de jeunes… espaces et supports d’expression que recommande d’ailleurs la HAS (Haute Autorité de Santé) dans son rapport de septembre 20213, pour «aider l’enfant à développer des relations amicales avec ses pairs à l’école».

… Pour partager expériences, astuces et ressentis

… pour partager expériences, astuces et ressentis

C’est le cas de l’ANPEA qui, depuis l’automne 2020, organise des «bla bla», des temps d’échanges dédiés à des jeunes âgés de 8 à 20 ans, une fois tous les deux mois, le dimanche, en visio4. L’idée émane de jeunes qui, à l’occasion d’un séminaire organisé avec les administrateurs et leurs familles, avaient interpellé les premiers ainsi : « Quoi? Vous faites des réunions, vous discutez de nous sans nous? On a des choses à dire! » L’ANPEA s’était alors engagée sur deux
points : leur laisser une place consultative ou décisionnaire dans l’association et mettre en place ces temps d’échanges.
Le principe plaît, puisque les bla bla réunissent entre 10 et 25 enfants régulièrement. « Ils ont un vrai besoin, de parler entre eux », explique Julie Bellenger, la chargée de mission. « Car l’inclusion, c’est bien, mais cela demande beaucoup d’efforts, d’adaptabilité. Ils se sentent encore parfois seuls face à certaines difficultés et n’ont personne avec qui les partager, car les voyants ne comprennent pas, ce qui est plus ou moins bien vécu. Une anecdote ou l’expérience d’un autre jeune leur fait du bien, les rassure. » Quant au regroupement par tranche d’âge, il est justifié aussi, car les jeunes «ont d’autres attentes potentielles que les adultes ». Ce qui se confirme au travers des principaux sujets abordés : expériences, bons plans ou astuces, notamment sur des questions matérielles liées à la scolarité, sur des outils numériques, et ces fameuses « situations communes » auxquelles ils font face à l’école.

Ils en profitent pour se livrer en dehors de l’école et de la famille

Louis d’Agaro

Une “convivialité d’âge”

Au centre UNADEV Hauts-de-France de Lille, le groupe de jeunes constitué depuis l’an passé et qui se réunit tous les mercredis a aussi cette vertu. « Ils en profitent pour se livrer en dehors de l’école et de la famille. Moralement, ça leur fait du bien », confie l’animateur qui s’en occupe, Louis d’Agaro. « D’autant qu’ils sont tous confrontés à la problématique de la perception du handicap dans l’oeil de l’autre, sujet qui revient souvent et qui est source de mal être. Se retrouver avec des personnes qui ont un vécu similaire est rassurant. Personne n’est là, ni pour les infantiliser, ni pour les juger ». Pour autant, ce n’est pas le sujet principal qu’ils abordent dans ce « coin à eux », qui fonctionne davantage comme un foyer qu’un groupe de discussion : en tête des sujets figurent la musique (et ils en font aussi sur place), les bons plans et astuces sur des applis, des échanges sur leurs parcours. Le « foyer » a aussi visiblement permis de créer une « dynamique de groupe » : les jeunes qui se sont rencontrés ainsi ont déjà organisé des sorties entre eux et l’animateur souhaite proposer des sorties dédiées jeunesse, en impliquant ces mêmes jeunes dans leur organisation.

Cette mise en relation avec des pairs du même âge est jugée importante aussi par Jacques Bermont qui anime le pôle Jeunesse de l’association Ouvrir les Yeux. « Quand les jeunes parlent aux jeunes de leurs difficultés, de leurs facilités, il y a une forme de convivialité d’âge et c’est plus crédible. » Plusieurs jeunes qu’il a suivis ont ainsi poursuivi des études ou accepté l’usage d’outils après un premier stade de refus grâce à ces contacts.

Montrer des modèles qui leur permettent d’avancer

Enfin, c’est dans la même lignée qu’Yves Wansi, le fondateur de « Vue d’Ensemble », a lancé son blog « Déficients, lancez-vous ! » en 2018. Comme son association, le blog vise un même objectif : « sortir les jeunes de leur isolement, les conseiller ».

Le jeune homme s’applique à « aller à la rencontre des jeunes à travers les réseaux sociaux, les interviewer, les faire témoigner pour donner des exemples d’expériences », en ciblant « tout ce que les jeunes ordinaires aiment » : le sport, l’informatique, la lecture, le cinéma, la réalisation… Pour quoi faire ? Pour « sortir les aveugles des clichés », explique-t-il. Et pour ce faire, « il faut qu’ils aient des idoles, des modèles qui leur permettent d’avancer ».

« Les pairs vont être ceux qui vont les rassurer »

Pierre Griffon est psychologue clinicien au service de réadaptation sensorielle de l’hôpital Sainte-Marie Paris. Pour lui, l’échange entre pairs est important notamment à l’adolescence.

Est-on un adolescent différent lorsqu’on est aveugle ou malvoyant?

Pierre Griffon : L’adolescence, période de construction identitaire, est un moment particulièrement compliqué pour tous les adolescents. Mais la déficience visuelle va davantage la compliquer, car elle va ralentir tous les processus maturatifs. Surtout chez ceux qui rentrent dans l’adolescence en même temps qu’ils tombent dans la déficience visuelle. L’évolution va être beaucoup plus lente pour eux car ils vont avoir à assumer deux risques : ne pas être aimé de leurs pairs, ce qui se joue à l’adolescence, et ne pas avoir l’avenir qu’ils souhaitaient. Mais le processus sera plus long parce que c’est un moment où on va élaborer une image de soi, et que la dimension du visuel dans la construction d’une image de soi est gigantesque.

Pourquoi est-ce important de pouvoir se retrouver entre pairs?

P. G. : Le recours au groupe est propre à tous les adolescents. Pour se retrouver, définir une nouvelle normalité. C’est une nécessité absolue car c’est un moment de faiblesse : ”je quitte l’amour absolu de mes parents pour recréer une situation de soutien particulière”. Et il apparaît essentiel qu’ils puissent se retrouver entre eux car leurs problématiques peuvent être très différentes de celles des voyants. Les pairs vont être ceux qui vont les rassurer et les aider. C’est le point de départ, après la nécessité d’être aimé : ”être sûr que je suis avec d’autres qui ont aussi peur que moi de l’avenir”.

Y-a-t-il d’autres solutions pour permettre à ces adolescents de se sentir moins seuls ?

P. G. : Les professionnels ”neutres”, qui sont hors cadre familial et scolaire, ont un rôle très important, parce qu’ils peuvent parler vrai avec les adolescents et jouer le rôle du miroir. Un adolescent en situation de handicap visuel n’hésitera pas à poser des questions de type ”suis-je beau ?” ou ”je suis coiffé comment ?”. Ils ont besoin de cette réponse et qu’elle soit franche. Les activités constituent une entrée intéressante aussi, parce qu’elles sont un prétexte pour sortir de chez soi et voir les autres.

Et si…  on les laissait aussi davantage s’exprimer sur ce qui les concerne ?

Pour améliorer le bien-être des enfants et jeunes en situation de déficience visuelle en milieu ordinaire, il faudrait peut-être aussi leur laisser le droit de s’exprimer, d’être entendu et pris au sérieux.

En 2016, un rapport du Centre National d’Etude des Systèmes Scolaires (CNESCO) rappelait cette nécessité de privilégier le point de vue de l’élève dans les processus de décision qui le concernent, car « il est le mieux placé pour exprimer ses ressentis et évaluer son bien-être ». De même, un rapport européen de fin 2019 sur les enfants en situation de handicap dans l’environnement numérique, « Deux clics en avant et un clic en arrière », plaidait pour ce droit à la décision. Parmi les propositions, jugées souvent « novatrices » faites par les enfants handicapés, figuraient celles d’inviter l’école à les laisser passer les tests/les examens sur leur iPad, plutôt que sur une version papier qui peut ne pas être disponible dans leur police de caractères de prédilection et pouvoir parler avec les entreprises de la façon d’incorporer les logiciels informatiques existants, comme le système de commande oculaire ou le lecteur d’écran.

L’ANPEA projette de son côté d’instaurer une sorte de Conseil des jeunes pour les impliquer dans la gouvernance de l’association. « Intéressant en terme d’apprentissage de la citoyenneté », le dispositif le serait aussi « pour travailler nos plaidoyers à partir du retour des enfants sur leur vécu », note Julie Bellenger.

Enfin, ils sont le cœur et au cœur du travail de recherche sur le vécu scolaire des enfants déficients visuels lancé tout récemment par la chercheuse Florence Bara (Université Toulouse Jean Jaurès et Institut national supérieur du professorat et de l’éducation INSPE de Toulouse), avec une étudiante du master COGEDUC (Cognition et éducation). Cette enquête vise, via des questionnaires puis des entretiens de jeunes, à mesurer le ressenti des élèves, l’impact de leurs aménagements, voir ceux qu’ils auraient souhaité…, afin de pouvoir faire des préconisations notamment pour former les enseignants.

Témoignages: Que disent les jeunes de ces initiatives ?

« Les aveugles savent ce que je ressens »

« Il y a des choses qu’on ne peut pas dire aux voyants. Ils ne comprennent pas forcément. Les aveugles savent ce que je ressens. Nous ne sommes pas tous les mêmes individus mais nous avons tous connu les mêmes situations : par exemple quand les voyants s’excusent à chaque fois qu’ils disent « vue » ou « voir ». On partage aussi nos astuces pour la lecture, l’écriture, des adresses de sites… Mais ce ne serait pas agréable de n’être qu’avec des jeunes handicapés : on resterait avec des choses d’aveugles et on ne se ferait pas entendre pour les adaptations. »

Charlotte, 11 ans, bla bla de l’ANPEA

« Savoir ce que font les autres »

« Je trouve ça intéressant de parler de manipulations d’ordinateur, de lecture, de savoir ce que font les autres. C’est important de dédier des espaces de parole. Car même si j’aime bien discuter avec d’autres jeunes [voyants], je ne peux pas discuter par exemple avec eux de braille, du bruit qui peut-être gênant, etc. »

Mathys, 12 ans, bla bla de l’ANPEA

« Parler de sujets que je n’aurais peut-être pas pu évoquer ailleurs »

« Les gens comme moi ont tous des expériences et des difficultés à partager. On parle par exemple de la façon de nouer des liens car on a souvent du mal à partager avec les voyants à l’école. Dans la cour de récréation, chacun d’entre nous va dans son coin, sur son banc. Je prends plaisir à parler de sujets que je n’aurais peut-être pas pu évoquer ailleurs, à partager des choses que j’ai vécues, que d’autres ont déjà vécues et qui ont ressenti la même chose. »

Juliette, 9 ans, bla bla de l’ANPEA

« Ça fait du bien de se dire ”je ne suis pas la seule à vivre ça” »

« On ne dit pas forcément aux parents ce que l’on ressent. On vit des choses et quand on les raconte aux voyants, on ne se sent pas forcément compris, ce qui n’est pas le cas dans le groupe. Ça fait du bien de se dire ”je ne suis pas la seule à vivre ça”. On peut poser des questions et obtenir des conseils, sur le matériel informatique par exemple, ce qui est très important. Les équipements pour les aveugles, c’est sujet à plein de problèmes ! Ces échanges nous aident à les résoudre. »

Domitille, 13 ans, bla bla de l’ANPEA

« Nous inspirer »

« Lorsque le temps d’échange était ouvert à tous, il y avait surtout des personnes plus âgées et je ne me sentais pas à ma place. Là, je peux rencontrer des jeunes. On parle de nos centres d’intérêt, on joue de la musique, on partage des astuces en informatique… Comme on est tous déficients visuels, cela permet de libérer la parole. Et se rendre compte de la façon dont certains vivent leur handicap peut également nous inspirer. Alors que la plupart des déficients visuels font des études courtes et travaillent en ESAT, j’ai réussi à être recrutée à l’inspection académique après avoir obtenu un BTS. Quand j’en parle aux autres, ils me disent ”mais Alix, on peut faire comme toi alors” ! »

Alix Plancq, 23 ans, groupe de jeunes de l’UNADEV de Lille

« Rassurant et plus simple de discuter de certains sujets »

« J’ai perdu la vue à 16 ans. J’ai dû me réorienter vers un établissement spécialisé. Rencontrer d’autres jeunes déficients visuels avant m’a aidé à lever les appréhensions que j’avais par rapport aux autres déficients visuels, aux appareils adaptés, à mon orientation. J’ai aussi obtenu beaucoup de conseils sur les aides de la MDPH[1], les aides techniques. C’est rassurant, on se sent moins seul et c’est plus simple de discuter de certains sujets avec d’autres jeunes qui ont plus d’expérience, de connaissances. »

Jean Tison, 24 ans, Pôle Jeunesse Ouvrir les Yeux

400 000 C’est le nombre d’enfants en situation de handicap qui étaient accueillis à l’École à la rentrée 2021, selon le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. En 2017, ils étaient 321 500 et en 2006, 118 000.En 2020-2022, ils étaient près de 5260 élèves déficients visuels dans le 1er et 2nd degrés et représentaient 1,4 % des élèves en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire. 370 étaient de leur côté scolarisés en établissements hospitaliers ou médico-sociaux (y compris INJA et instituts régionaux).